CROIX DE GUERRE
1914 - 1918

 

DÉBATS PARLEMENTAIRES

( Liste non exhaustive )

Source :
Bibliothèque nationale de France

 

 

CHAMBRE DES DÉPUTÉS – Séance du jeudi 4 février 1915
Adoption d'une proposition de loi tendant à instituer une médaille dite de la « Valeur militaire »

J.O. du 4 février 1915 - Débats parlementaires - Chambre des députés - Page 88

 

 

M. le président. L'ordre du jour appelle la 1re délibération sur la proposition de loi de M. Georges Bonnefous et plusieurs de ses collègues, tendant à instituer, pour les officiers, sous-officiers, caporaux et soldats des armées de terre et de mer, une médaille dite de la « valeur militaire » destinée à commémorer les citations individuelles à l'ordre de l'armée, du corps d'armée ou de la division.
La parole est à M. Bonnefous dans la discussion générale.

M. Georges Bonnefous Je n'ai pas l'intention, par de longues observations, de retarder le moment où la Chambre donnera unanimement, j'en suis sûr, pour une proposition de l'ordre de celle que je lui soumets, le même spectacle d'unanimité patriotique qu'elle a donné à la séance du 4 août, à la séance du 22 décembre dernier et qui, il faut le dire, lui fit tant honneur. ( Applaudissements. )
La proposition que j'ai déposée, avec soixante-six de mes collègues de tous les partis, a pour but de combler une lacune qui n'est que trop évidente. La Légion d'honneur, la Médaille militaire sont, à l'heure actuelle, infiniment trop rares pour pouvoir suffire à récompenser tous les actes d'héroïsme de notre admirable armée ; elles sont une élite de décorations, et, par là même distribuées avec une certaine réserve. Dans ces conditions, il a paru qu'il était nécessaire de faire quelque chose de plus pour nos soldats qui se battent si bien. C'est de là qu'est née la pensée de cette proposition de loi dont notre éminent collègue M. Maurice Barrès, s'est fait dans la presse l'éloquent apôtre et que mes collègues, des opinions politiques les plus diverses, ont signée avec moi.
Je n'aurais pas jugé utile de prendre la parole pour la soutenir — elle se soutient d'elle-même — si je n'avais appris que le ministre de la guerre considérait que notre proposition d'étendre jusqu'à la citation à l'ordre de la division le droit à la médaille appelée désormais « croix de guerre », ne lui apparaissait trop large et s'il n'avait manifesté ses préférences pour la limitation du droit à la médaille dans le seul cas d'une citation à l'ordre de l'armée. Je n'ai pas l'intention, dans une question qui touche d'une manière si étroite aux intérêts de l'armée, de m'élever contre M. le ministre de la guerre et d'essayer de faire triompher malgré lui une proposition qui ne peut triompher, à mon sens, qu'avec son concours. Mais je veux le prier de donner à tous les généraux en chef qui seront demain, pour ainsi dire, les maîtres des citations utiles, l'indication à ne pas écarter, mais au contraire de recueillir les citations à l'ordre des régiments, des brigades, des divisions et des corps d'armée et de les faire suivre eux-mêmes de l'attribution de la croix de guerre par le moyen d'une citation directe à l'ordre du jour de l'armée. Je voudrais, messieurs, lui demander quelque chose de plus, je désirerais le prier de songer à certains blessés de la guerre. Le texte de notre proposition permet aux généraux de citer qui ils veulent et non pas seulement ceux qui ont accompli des actions d'éclat, mais ceux aussi qui ont subi des blessures glorieuses.
Et tenez, messieurs, cette pensée est tellement dans l'esprit d'un grand nombre de ceux qui servent aujourd'hui sous les drapeaux qu'au milieu du très grand nombre de lettres que m'a values le dépôt de la proposition de loi, je tiens à vous en citer une que j'ai reçue hier d'un officier de réserve. Voici, de cette lettre, un passage dont vous apprécierez à la fois le ton persuasif et l'émotion : « Croyez-vous que les blessés ne mériteraient pas aussi quelque chose, eux qui ayant fait, comme les autres, leur devoir, ont eu à supporter des souffrances souvent terribles, des opérations, parfois même des amputations, ayant offert ces souffrances à la patrie, ils les ont supportées avec courage ; bientôt ils vont rentrer dans la vie, certains douloureusement diminués. « Pourquoi ne pas leur donner la fière joie de cette croix de guerre ? Au lieu de l'agrafe « citation », on pourrait mettre l'agrafe « blessure » et quand — ce qui arrivera souvent — la croix portera trois ou quatre agrafes « blessure ». Ne pensez-vous pas que cela pourra équivaloir à une citation ? Vous réparerez ainsi des injustices nombreuses car si toutes les citations faites sont méritées, combien y a-t-il d'actes d'héroïsme qui n'ont pas été récompensés soit parce que aucun chef ne fut témoin, soit parce que tous les officiers étaient tombés à ce moment-là, soit parce que certains colonels n'ont pas songé à faire des propositions ? « Et les officiers ! Un officier blessé n'obtient ni avancement, ni croix. Il disparaît. Je pourrais vous citer un capitaine de l'active qui, si la guerre n'avait pas éclaté, serait, à l'heure actuelle, commandant et décoré. ( Il était au Maroc. ) Il est venu en France, il s'est héroïquement battu, il a été gravement blessé et souffre dans un lit d'hôpital depuis quatre mois. Il est toujours capitaine et n'est pas décoré ! Alors qu'on lui donne au moins la croix de guerre ! N'est-ce pas juste ? « Vous me répondrez sans doute que ce qui vous a empêché de compter les blessés dans votre proposition, c'est que l'on peut être blessé sans avoir fait tout son devoir et même en fuyant. Certes. Mais outre que ces cas sont rares, ils sont connus dans les régiments et les chefs de corps n'auraient qu'à omettre, dans leurs listes de blessés, les mauvais soldats. Je vous soumets cette idée, convaincu que vous pourrez en tenir compte. En vous écrivant, je songe aux braves garçons que j'ai eus sous mes ordres au feu dont quelques-uns ont été sérieusement touchés et que je vois revenir au dépôt avec des bras ou des jambes ankylosés, des doigts en moins. D'autres ne reviennent pas et m'écrivent qu'on leur a coupé une jambe. Pauvres petits ! « Et tous ceux-là se sont superbement conduits. Je n'en ai pas vu un seul même hésiter sous les rafales. Alors, accrochez à leur boutonnière cette croix qui montrera clairement à tous que leur infirmité n'a pas pour cause un banal accident, mais une glorieuse blessure. »
Je livre à la Chambre tout entière et à M. le ministre de la guerre cette lettre émouvante ; je demande à M. le ministre de la guerre, si la proposition était adoptée, dans un sens restrictif, de vouloir bien donner à tous les généraux des indications pour que nos glorieux blessés aient, eux aussi, un témoignage matériel et visible de la reconnaissance de la patrie. ( Applaudissements. )

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Driant, rapporteur de la commission de l'armée. Messieurs, votre commission de l'armée, à l'unanimité, a voté la création d'un insigne récompensant la valeur militaire. M. le ministre de la guerre a bien voulu se rallier à cette idée. Par conséquent, au point de vue du principe, aucune controverse, aucune discussion ; et il semblerait que nous n'ayons plus qu'à demander à la Chambre de sanctionner par son vote le texte qui lui est proposé. Il nous a paru, cependant, à la suite d'une mise au point faite, hier, à la commission de l'armée, qu'il ne serait pas inutile, d'abord, de préciser le caractère de cet insigne nouveau, si différent de ceux qui existent actuellement — puisque l'intrigue ne jouera aucun rôle dans son obtention — ensuite, d'éclaircir certains points du rapport et, notamment, celui de savoir dans quelle mesure cette distinction devra être décernée. C'est pour répondre aux préoccupations nées de ce double ordre d'idées que je demande à la Chambre la permission de lui soumettre quelques brèves observations.
Quand notre éminent collègue, M. Maurice Barrès, éleva la voix le premier — et j'ai l'agréable devoir de le rappeler et de l'en remercier — tous ceux qui, dans cette Chambre, ont vu à l'œuvre les combattants de cette phalange de première ligne journellement décimée et se renouvelant sans cesse, donnèrent leur signature à l'appui de la proposition de mon collègue et ami M. Bonnefous ; tous applaudirent à l'idée sans distinction de parti. Dans l'esprit de M. Barrès, on distinguait surtout le désir de manifester la gratitude du Parlement et du pays à ceux qui, depuis six mois, constituent à ce pays un rempart désormais inébranlable. Je me permets de signaler à M. Barrès qu'il y a autre chose, dans l'heureuse initiative qu'il a prise. La récompense nouvelle, qui va devenir d'un seul coup — ne vous y méprenez pas — l'une des distinctions les plus enviées, sera surtout une source profonde, une source merveilleuse d'émulation. Non pas, messieurs, que le courage français, même après six mois de durs efforts, ait besoin qu'on lui rende du souffle ; il n'en a pas besoin, il ira jusqu'au bout. ( Très bien ! très bien ! ) Demain comme hier, il se manifestera aussi fécond en dévouements de toutes sortes, que cette croix lui soit offerte ou non. ( Applaudissements. )
Mais dans les conditions nouvelles de cette guerre, où au choc retentissant des armées a succédé l'interminable série des actes de bravoure individuels, créer cette récompense, c'est mettre entre les mains des chefs militaires un levier d'une puissance incomparable. Cela est si vrai, que ce levier, les principales armées de l'Europe le possèdent. La Russie a la croix de Saint-Georges, l'Angleterre la croix de Victoria, l'Italie la médaille de la valeur militaire. La France n'a rien d'équivalent. J'entends bien que l'on me répond que nous avons la Légion d'honneur, le plus brillant, le plus beau de nos insignes nationaux et peut-être même de tous les insignes connus. Nous avons aussi la Médaille militaire qui est une distinction infiniment précieuse, surtout lorsque, comme notre collègue M. Maginot, on l'a gagnée les armes à la main ( Applaudissements ), ou bien encore lorsque, comme le généralissime, on la reçoit comme récompense suprême de la main du chef de l'État, décernée par la nation tout entière. ( Nouveaux applaudissements. )
Rien de plus beau en effet que ces deux décorations françaises. Mais si le nombre en est suffisant en temps de paix, il est totalement insuffisant en présence des nombreux actes d'héroïsme dont s'enorgueillit aujourd'hui la nation. Accroître ce nombre est impossible au-delà d'une certaine limite, puisqu'une dotation pécuniaire est attachée à chacune d'elles. De plus elles se donnent en temps de paix à l'ancienneté et nous tenons à récompenser uniquement des actes de guerre. Enfin et surtout, la Légion d'honneur et la Médaille militaire ne peuvent payer les dévouements qui se traduisent par le sacrifice instantané de la vie. Nous avons vu un ministre de la guerre essayer de décorer un aviateur tombé en service commandé et se heurter aux règlements de l'Ordre de la Légion qui ne permettent pas d'accrocher un ruban rouge sur une poitrine qui ne bat plus. Dans l'armée française donc, le chef qui veut proclamer le courage d'un soldat, n'a à sa disposition qu'un moyen, c'est la citation. Alors que voyons-nous ? Dans cette guerre où sur un rempart de deux millions de poitrines jaillissent quotidiennement des centaines d'actes de bravoure, nous voyons les citations réservées, pour la plupart, à ceux qui sont tués ou blessés, à ceux qu'on ne veut pas voir disparaître sous la croix de bois de nos sépultures militaires sans proclamer leurs noms glorieux à la face du pays.
C'est ainsi que si vous prenez deux numéros du Journal officiel au hasard, ceux des 16 et 17 décembre par exemple, vous voyez pour l'un, sur 97 cités de tous grades, 20 citations attribuées à des blessés, 31 à des tués. Pour l'autre, sur 199 citations, 58 sont attribuées à des blessés, 69 à des tués. Et, qu'est-ce que la citation elle-même ? Messieurs, un résumé bien terne et bien incomplet de l'acte accompli. Prenez un numéro du Journal officiel de ces derniers jours, et que nos camarades de l'armée de mer, dont on connaîtra plus tard la part glorieuse dans le refoulement de la vague germanique au bord de l'Yser, me permettront d'emprunter ces noms à leur tableau d'honneur : Geynet, capitaine de frégate : tué à quelques mètres des tranchées ennemies en conduisant ses hommes à l'assaut. Benoit, lieutenant de vaisseau : tué à la tête de sa compagnie pendant un assaut. Pion, enseigne de vaisseau de réserve ; Séveno, Souben, Deniel, officiers des équipages de la flotte : tués à la tête de leur section pendant un assaut. Evidemment ces citations ont, par leur simplicité même, une admirable beauté, une beauté tragique ; mais rendent-elles tout l'héroïsme dépensé et surtout quand le Journal officiel a paru, qu'en reste-t-il ? C'est à cette dernière question que nous avons voulu répondre. Nous avons voulu que les combattants morts au champ d'honneur, en accomplissant un acte de bravoure utile au pays par ses résultats ; utile à l'armée par l'exemple, puissent léguer à leurs familles et à leurs enfants autre chose que quatre lignes noyées dans une colonne de journal. ( Très bien ! très bien ! ) Nous avons voulu mettre un insigne sur la tombe du sénateur aviateur Reymond, tombé à Toul ( Vifs applaudissements ), sur celle des Garibaldi, tombés dans l'Argonne ( Nouveaux et vifs applaudissements ), sur des milliers de tertres qui, de la mer aux Vosges, jalonnent notre frontière du moment, frontière que 1914 a rendue inviolable et que 1915 va reculer au loin. ( Applaudissements. )
Quant aux vaillants dont la mort n'a pas voulu, à ceux qui furent des entraîneurs et des drapeaux vivants, dans quelle mesure va leur être attribué le nouvel insigne ? C'est là qu'une légère divergence apparaît entre les intentions de la commission de l'armée et la conception de M. le ministre de la guerre. Dans le rapport que vous avez sous les yeux, la commission de l'armée exprime le vœu que cet insigne récompense les citations à l'ordre du jour de l'armée, du corps d'armée et de la division. En allant jusqu'à la division, la commission a voulu donner au plus haut grade de l'armée, celui de général de division, le moyen de récompenser dans l'unité qui, ne l'oublions pas, est la première des grandes unités, puisqu'elle comporte les trois armes, le moyen, dis-je, de récompenser les actions d'éclat transmises par la voie hiérarchique. M. le ministre de la guerre, lui, désire que cette attribution soit limitée aux citations à l'ordre de l'armée, « estimant, dit-il, que le commandant d'une armée est seul en mesure d'apprécier les propositions dans leur ensemble et de prendre à leur sujet une décision équitable et motivée. » Nous nous permettons de faire remarquer à M. le ministre de la guerre que s'il veut ainsi, — et nous comprenons sa pensée, rehausser la valeur de la distinction en la rendant plus rare, il en fera une sorte de Légion d'honneur inaccessible au grand nombre ; les hommes du rang la sentiront trop haut, trop loin, et l'émulation y perdra. Et puis que de traits glorieux demeureront dans l'oubli ? Il m'est arrivé ce matin une citation d'une brigade, et dans notre projet nous ne demandons même pas la citation pour la brigade. La voici. Il s'agit d'un sergent : « A montré le plus grand courage pendant les combats des 1er et 2 décembre ; a établi un barrage à proximité du lieu d'explosion d'une mine, sauvant ainsi une tranchée qui allait être prise par les Allemands ; a eu les pieds gelés et a dû subir l'amputation de quatre doigts. » Voilà une citation qui n'entrera pas dans le cadre que nous vous proposons. Et combien d'autres de même valeur resteront dans l'oubli ?
Désireux de faire l'accord avec M. le ministre de la guerre — car ce n'est pas l'heure des divergences — la commission de l'armée, hier, a décidé d'abandonner les citations à l'ordre de la division. Mais elle demande au ministre de vouloir bien englober dans le rayon des citations celles du corps d'armée. Le corps d'armée — je n'ai pas la prétention de vous l'apprendre, monsieur le ministre — est la plus grande unité du temps de paix ; c'est un des grands commandements du temps de guerre. Le chef qui en dispose est arrivé au sommet de la hiérarchie militaire. On peut s'en rapporter à lui du soin d'apprécier la valeur d'une citation — mais surtout, permettez-moi d'insister sur cet argument — le corps d'armée est immuable dans sa composition, tandis que les armées varient sans cesse. Certains corps d'armée sont passés d'une armée à une autre trop souvent et trop rapidement pour obtenir des citations à l'ordre de l'armée : le vingtième corps, par exemple, dont le rôle magnifique en Lorraine est partout présent à toutes les mémoires ( Applaudissements ) est dans ce cas et à dû se contenter de citations à l'ordre du corps d'armée pour des actions qui eussent mérité mieux. D'autre part, nos grandes places, elles aussi, seraient sacrifiées dans un projet qui ne récompenserait que les citations à l'ordre de l'armée. Verdun, par exemple, qui a servi de pivot pendant la bataille de la Marne et pendant celle de l'Aisne, qui est défendue par une véritable armée, verrait les citations de son gouverneur, très enviées cependant, exclues du cadre restreint où nous maintiendrait le projet du ministre. Or, messieurs, cet insigne, il ne faut pas craindre, je ne dis pas de le prodiguer, mais le souhaiter très répandu, puisque les héros de cette guerre sont légion.
Avec la citation à l'ordre de l'armée seule, monsieur le ministre, voici dans quelle proportion votre conception jouera. Depuis cinq mois, sur différents fronts, nous avons vu passer quelque chose comme 2 millions de combattants. Dans ce laps de temps, 6,300 citations ont paru à l'officiel. C'est une proportion de trois citations pour 1,000 hommes, et comme sur ces trois hommes, objets d'une citation, il y en a en moyenne un de tué, la proportion est ramenée à deux hommes par bataillon susceptibles de porter l'insigne que nous allons créer. Avouez que c'est une proportion infime, eu égard aux traits d'héroïsme dont nous sommes témoins quotidiennement depuis le premier jour. Messieurs, une question s'est posée qui intéresse tous ceux qui, depuis l'origine de la guerre, ont reçu la croix de la Légion d'honneur ou la Médaille militaire ; elle a été agitée hier à la commission de l'armée, c'est pourquoi, monsieur le ministre, je vous demande la permission de l'exposer à la Chambre, qui sans doute voudra connaître votre avis.
Faits de guerre, ai-je dit ? Cela signifie que devant leurs noms, sur le tableau spécial de la Légion d'honneur ou de la Médaille militaire où ils sont inscrits, figure une mention qui ne s'appelle pas citation, mais qui relate un acte de bravoure d'une essence supérieure à celui qui eût motivé une simple citation. Ceux-là ont-ils droit à l'insigne que nous allons créer ? La commission de l'armée a répondu : non. Je ne puis qu'enregistrer cette décision devant la Chambre. Elle a déclaré que pour avoir le nouvel insigne, il fallait avoir une citation, et que la mention dont je parle plus haut ne portant pas ce nom, il ne pouvait pas y avoir attribution à la fois de la Légion d'honneur et de la croix de bronze. Je demande à l'honorable président de la commission de l'armée de me permettre pour un instant de dépouiller ma qualité de rapporteur, car j'ai conscience, étant d'un avis contraire à celui de la commission de l'armée, d'avoir hier mal plaidé cette cause auprès d'elle.
De ce que la mention relatant un acte de bravoure ne s'appelle pas citation, doit-on priver celui qui l'a accompli de l'insigne qui caractérise le courage ? Il a la croix, répond-on. Mais cette croix, vous dira-t-il, je l'aurais obtenue à l'ancienneté dans quelques années ; l'insigne du courage au contraire, je n'aurai plus l'occasion de le conquérir ; je l'aurais donc préféré, s'il eût existé, à ce ruban rouge qui, tout seul, ne rappelle pas comment il a été gagné. D'où l'obligation morale, à mon sens, de placer le ruban nouveau à côté du ruban rouge gagné pour fait de guerre. Messieurs, laissez-moi vous le redire, cette croix de guerre — puisque le nom est accepté — cette croix de la grande guerre, si peu comparable aux autres par les effectifs mis en œuvre et les pertes subies ( Vifs applaudissements ), c'est aussi la Croix de la Dernière guerre et nous allons avoir après cette dure épreuve tout un siècle de paix. ( Nouveaux et vifs applaudissements. )

M. Lenoir. Nous retenons vos paroles : la dernière guerre.

M. le rapporteur. Cette croix acquerra donc une valeur d'autant plus grande que le nombre de ses titulaires diminuera avec le temps : dans quarante ou cinquante ans, on ne la trouvera plus que sur les stèles funéraires. ( Très bien ! très bien ! ) Et maintenant je rentre dans mon rôle de rapporteur pour signaler à la Chambre une rectification apportée hier par la commission de l'armée à une disposition de détail.
A la page 4 du rapport vous lisez : « Sur ce ruban, des agrafes de bronze portant le mot « citation » en relief s'étageront pour ceux qui en auront mérité plusieurs, et la troisième citation créera le droit à la croix de la Légion d'honneur ». Des collègues ont fait remarquer que ce droit pourrait échoir à un indigne. Il y a, en effet, des cerveaux brulés dont on peut attendre des actes de bravoure magnifiques, mais dont le passé douteux peut être en contradiction avec les règles de l'Ordre de la Légion d'honneur qui exigent une honorabilité entière. J'avoue que cette éventualité, plutôt rare, n'était pas apparue à votre rapporteur, mais il suffit qu'elle puisse se produire pour que nous soyons tenus de l'éviter par un texte précis. La commission a adopté celui-ci : « La 3e citation créera le droit à la proposition pour la Légion d'honneur. » Nous laissons ainsi la porte ouverte à l'examen et à l'application des règles de l'Ordre.
Messieurs, j'ai terminé et je m'excuse d'avoir plaidé peut-être trop longtemps ( Non ! non ! ) une cause déjà gagnée. L'armée, ou plutôt la Nation tout entière en armes, vous sera reconnaissante de créer et de créer tout de suite — ai-je besoin d'insister sur ce dernier mot ? — cette croix de guerre, dont le grand chancelier de la Légion d'honneur a approuvé le nom bref, clair et fier ( Applaudissements ), — simple croix de bronze, ce qui ne l'empêchera pas, réalisée par un artiste, de comporter certains attributs qui l'embelliraient — , ceci pour répondre au vœu d'un de mes collègues de ce côté de la Chambre, M. Bracke — ( l'orateur désigne l'extrême gauche ), elle sera la même pour tous. Par la couleur de son métal, comme par celle de son ruban, elle répond à la nécessité nouvelle de ne plus offrir de point de mire à l'ennemi comme le ruban rouge : portée sur la capote, elle sera assez visible cependant pour désigner dans la tranchée, quand le chef sera tombé, le plus digne, celui qu'il faut suivre. ( Applaudissements. ) En suspendant la croix de guerre au ruban vert, de la médaille de 1870, mais débarrassé de ses rayures noires, vous en faites à l'avance un symbole de cette victoire dont, à l'heure actuelle, aucun Français ne doute plus. ( Très bien ! très bien ! ) Enfin en la créant à l'heure où des récits d'atrocités sans nom déshonorent l'armée allemande, vous accusez, aux yeux du monde, le contraste qui existe entre des barbares qui se ruent au pillage et des soldats qui combattent pour l'honneur. ( Vifs applaudissements. )

M. le président. La parole est à M. Prat.

M. Prat. Messieurs, je trouve excellente l'idée de créer une médaille de la valeur miliaire ; permettez-moi cependant d'exprimer une inquiétude que m'inspire cette proposition : je crains que cette croix nouvelle ne rende plus rare l'attribution de la Médaille militaire. N'oublions pas que la Médaille militaire reste et doit rester la grande, la suprême récompense militaire. Jusqu'à présent, dans cette guerre, elle a été accordée avec une extrême parcimonie. Je crois que, dans les circonstances actuelles, il faut, comme le disait M. le rapporteur, récompenser de nombreuses actions d'éclat et aussi encourager et stimuler de longues patiences dans les tranchées. Voilà pourquoi il me semble qu'il serait bon de multiplier le nombre des Médailles militaires. Je prie donc M. le ministre de rappeler aux chefs de corps, par voie de circulaire, que la médaille nouvelle n'est en aucune manière une concurrence de la Médaille militaire, que cette dernière peut être demandée par les chefs de corps pour tous ceux qu'ils en jugent dignes et qu'elle sera accordée par le ministre dans la plus large mesure possible.

M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?... La discussion générale est close.
Je consulte la Chambre sur la question de savoir si elle entend passer à la discussion de l'article unique de la proposition de loi. ( La Chambre, consultée, décide qu'elle passe à la discussion de l'article unique. )
« Article unique. — Il est créé une croix, dite « Croix de guerre », destinée à commémorer, depuis le début de la guerre de 1914-1915, les citations individuelles des officiers, sous-officiers, caporaux et soldats des armées de terre et de mer, à l'ordre de l'armée, des corps d'armée ou des divisions. »
MM. Jacques-Louis Dumesnil et de Kerguézec ont déposé un amendement tendant à ajouter les mots « des brigades et des régiments ». La parole est à M. Dumesnil.

M. Jacques-Louis Dumesnil. Messieurs, j'ai contresigné la proposition de M. Bonnefous. Comme lui, je pense que, dans un sentiment unanime, la Chambre, en votant notre proposition, voudra rendre à l'héroïsme de nos soldats l'hommage qu'il mérite. Mais qu'il me soit permis de dire en quelques mots très brefs, qui suffiront, je l'espère, à justifier l'amendement signé par M. de Kerguézec et par moi, les raisons pour lesquelles nous demandons à la Chambre de vouloir bien ajouter après les mots : « à l'ordre de l'armée, des corps d'armée ou des divisions », les mots : « des brigades ou des régiments ». ( Très bien ! très bien ! )
Nous voulons, en réalité — et je crois répondre sur ce point à la préoccupation de M. Prat — que cette croix de guerre, insigne donné aux combattants, à ceux qui ont montré au cours de la bataille ces qualités admirables de bravoure et d'endurance, qui sont la force de notre race, nous voulons que cette croix soit réellement et largement donnée à la masse qui se bat. ( Très bien ! très bien ! ) Ceux d'entre nous qui ont passé par le régiment savent dans quelles conditions sont faites les propositions de mise à l'ordre du jour ; ils savent que l'homme le plus qualifié pour apprécier quels sont ceux qui méritent une proposition à l'ordre du jour, c'est d'abord le chef de corps qui propose parce qu'il est plus près de l'homme qui se bat. ( Applaudissements. ) En attribuant cette croix de guerre à ceux-là seuls qui auront pu être cités à l'ordre du jour des corps d'armée ou à l'ordre des armées nous en restreindrions le nombre, puisque le rôle du haut commandement est de ratifier les propositions faites par les chefs, en en retranchant quelques-unes. En réalité, depuis le début de cette guerre il y a eu tant d'actes d'héroïsme, tant de dévouements, il y a eu et il y aura encore tant de manifestations de cet héroïsme obscur et quotidien qu'on connaîtra à peine ou jamais ( Applaudissements ), que connaît quelquefois seul l'officier ou le sous-officier qui est à côté du petit troupier boueux et magnifique ( Applaudissements ) que nous risquerions de l'ignorer si nous ne donnions ce témoignage d'honneur que pourront garder pieusement les parents des morts et porter glorieusement les soldats qui survivront seulement à ceux qui auront pu être cités à l'ordre du jour de l'armée.
Prenez dans le Journal officiel les citations à l'ordre du jour de l'armée et comparez-les avec les citations à l'ordre du jour des régiments ; et vous verrez que la proportion des soldats est beaucoup plus grande dans les citations à l'ordre du jour du régiment que dans les citations à l'ordre du jour de l'armée auxquelles souvent les soldats ne peuvent parvenir. Et songez aux blessés de tous grades qui sont dans le même cas ! ( Applaudissements. ) En même temps, cette décoration prendra un caractère familial, si je puis dire : c'est le colonel père de la grande famille qu'est le régiment qui pourra, en même temps que la citation, donner automatiquement par la force des choses, les croix de guerre à ses enfants, officiers ou soldats. Ce sera, en outre, un moyen de fière émulation. Je crois exprimer la pensée de beaucoup de mes collègues du Parlement et de mes camarades de l'armée en disant qu'on n'a d'ailleurs pas abusé de ces citations. Prenez tel ou tel régiment que vous connaissez depuis le début de la guerre : il y a eu à peine 10, 20, 30 citations dans un régiment de 2,000 ou 3,000 hommes. Et combien de braves sont demeurés inconnus, parce qu'on ne les a pas vus ! Combien le seraient si la générosité de l'hommage n'égalait celle de la vaillance ! La Chambre en votant ma proposition répondra au sentiment de la nation, elle donnera une récompense tout à fait légitime, non pas à quelques-uns, mais à tous les braves gens qui font à la Patrie de toutes les libertés et du Droit un invincible rempart de leur corps. Ne marchandons pas ce témoignage d'honneur à ceux qui, depuis des mois, écrivent avec leur sang les plus belles pages de l'histoire de la France immortelle ! ( Vifs applaudissements. )

M. le président. La parole est à M. le ministre de la guerre.

M. Millerand, ministre de la guerre. Si je monte à la tribune, c'est surtout — je pourrais dire : seulement — pour remercier les auteurs de la proposition, les collègues qui m'ont précédé à la tribune, la commission de l'armée et son rapporteur de l'occasion qu'ils nous donnent aujourd'hui d'honorer les actes d'héroïsme dont est tissée la vie quotidienne de nos armées. ( Applaudissements. ) Les citations à l'ordre du jour forment comme le Livre d'or de l'armée. ( Très bien ! très bien ! ) On ne peut pas le feuilleter sans se sentir profondément remué. Il est juste, il est bon qu'un signe distinctif désigne leurs actions à la reconnaissance et à l'admiration publiques. ( Applaudissements. ) Le Gouvernement, le ministre de la guerre, en particulier, sont heureux de s'associer à l'initiative que prend aujourd'hui la Chambre, fidèle interprète du sentiment national. ( Nouveaux applaudissements. ) Sur cette proposition, il n'y a, il ne peut y avoir que l'unanimité ; mais je vous demande la permission de dire un seul mot des limites dans lesquelles cette proposition doit s'appliquer.
Vous êtes en présence de plusieurs propositions : celle de la commission qui consistait à limiter l'attribution de la croix de guerre aux citations à l'ordre du jour de l'armée et du corps d'armée — elle avait dit d'abord de la division ; — celle de M. Dumesnil, qui vient de demander très élégamment qu'on l'étendît aux citations à l'ordre du jour de la brigade et du régiment. Il m'a paru qu'en présence de ces avis divers le mieux peut-être était de demander l'opinion du commandant en chef de l'armée, de celui au jugement duquel sont soumises chaque jour toutes actions d'éclats. Il estime qu'au point de vue même des conditions dans lesquelles sera décernée cette distinction, pour qu'une même autorité apprécie les mérites qui en sont dignes, il serait préférable de la limiter aux citations à l'ordre de l'armée. C'est, je le répète, un détail. Je m'en rapporte à la Chambre, ne voulant retenir de la discussion que l'hommage unanime qu'avec le pays nous rendons en ce moment à l'héroïsme de nos armées. ( Vifs applaudissements. )

M. le président. Je suis saisi d'un second amendement, signé de M. d'Aubigny, et ainsi conçu : « Les militaires décorés de la Légion d'honneur ou de la Médaille militaire pour faits de guerre ont droit au port de la croix de guerre. » Je consulte d'abord la Chambre sur le texte de la commission ainsi conçu : « Il est créé une croix, dite « Croix de guerre », destinée à commémorer, depuis le début de la guerre de 1914-1915, les citations individuelles des officiers, sous-officiers, caporaux et soldats des armées de terre et de mer, à l'ordre de l'armée, des corps d'armée ou des divisions. »

M. Driant, rapporteur. La commission a supprimé les mots : « ou des divisions ».

M. le président. Je mets aux voix le texte proposé par la commission, en m'arrêtant aux mots « des corps d'armée ». ( Ce texte, mis aux voix, est adopté. )

M. le président. Je vais maintenant consulter la Chambre sur l'amendement de MM. Dumesnil et de Kerguézec.

M. Georges Bonnefous Si la Chambre adopte — personnellement, j'en serai ravi — l'amendement de MM. Dumesnil et de Kerguézec, il en résultera que les citations à l'ordre du jour de la division seront les seules à ne pas bénéficier de la décoration.

M. Jacques-Louis Dumesnil. Bien entendu, nous ajoutons à notre amendement les mots « des divisions » abandonnés par la commission.

M. le président. Je mets aux voix l'amendement de MM. Dumesnil et de Kerguézec, tendant à ajouter au texte déjà voté par la Chambre les mots : « des divisions, des brigades et des régiments. » ( L'amendement, ainsi complété, mis aux voix, est adopté. )

M. le président. Il me reste à consulter la Chambre sur l'amendement de M. d'Aubigny. : La parole est à M. le ministre de la guerre.

M. le ministre de la guerre. Messieurs, je devrai prendre naturellement un décret pour l'application de cette loi et, dans ce décret, sera prévue l'attribution possible de la croix de guerre pour des mentions, souvent aussi élogieuses que des citations, qui accompagnent l'attribution soit de la croix de la Légion d'honneur, soit de la Médaille militaire. Mais il me paraît qu'aller au-delà et décider par avance que toute attribution de la croix de la Légion d'honneur entraînera ipso facto celle de la croix de guerre serait par avance diminuer la valeur de cette distinction. ( Applaudissements. )

M. d'Aubigny. Après les déclarations qui viennent d'être présentées par M. le ministre, je n'insiste pas.

M. le président. L'amendement est retiré. Personne ne demande plus la parole ?... Avant de mettre aux voix l'ensemble, je dois faire connaître à la Chambre que la commission propose de rédiger comme suit le titre de cette proposition de loi : « Proposition de loi tendant à instituer, pour les officiers, sous-officiers, caporaux et soldats des armées de terre et de mer, une croix dite « croix de guerre », destinée à commémorer les citations individuelles à l'ordre de l'armée, des corps d'armée, des divisions, des brigades et des régiments. »
Il n'y a pas d'opposition ?... Le titre demeure ainsi rédigé. Je mets aux voix l'ensemble de l'article unique de la proposition de loi, en ces termes : « Article unique. — Il est créé une croix, dite « croix de guerre », destinée à commémorer, depuis le début de la guerre de 1914-1915, les citations individuelles des officiers, sous-officiers, caporaux et soldats des armées de terre et de mer, à l'ordre de l'armée, des corps d'armée, des divisions, des brigades et des régiments. »
( L'ensemble de l'article unique de la proposition de loi, mis aux voix, est adopté. )

 

 

 


 

 

 

SÉNAT – Séance du jeudi 25 mars 1915
Discussion de la proposition de loi relative à la Croix de guerre

J.O. du 26 mars 1915 - Débats parlementaires - Sénat - Page 121

 

 

M. le président. L'ordre du jour appelle la 1re délibération sur la proposition de loi, adoptée par la Chambre des députés, tendant à instituer, pour les officiers, sous-officiers, caporaux et soldats des armées de terre et de mer, une croix dite « Croix de guerre » destinée à commémorer les citations individuelles à l'ordre de l'armée, des corps d'armée, des divisions, des brigades et des régiments.

M. Murat, rapporteur. J'ai l'honneur de demander au Sénat, d'accord avec le Gouvernement, de vouloir bien déclarer l'urgence.

M. le président. Je consulte le Sénat sur l'urgence qui est demandée par la commission, d'accord avec le Gouvernement. Il n'y a pas d'opposition ?... L'urgence est déclarée. La parole est à M. le rapporteur dans la discussion générale.

M. Murat, rapporteur. Messieurs, la question qui vous est soumise aujourd'hui, intéresse à un très haut point toute votre vaillante armée — et cela se conçoit — puisqu'il s'agit de créer un insigne qui sera la preuve visible des héroïsmes dont nos soldats sont devenus coutumiers. J'aurais voulu être très bref dans mes explications, préliminaires de la discussion qui va suivre, ( puisque votre commission vous apporte un projet qui modifie sensiblement celui voté par la Chambre, et, qu'en outre, plusieurs amendements sont déposés ) mais vous m'excuserez, j'espère, d'être obligé de répéter certaines parties de mon rapport, en y ajoutant quelques courtes observations ou réflexions qui n'y figurent pas, et, mes chers collègues, je vous demande enfin de bien vouloir m'accorder toute votre bienveillance accoutumée.
La proposition sur la création d'un insigne nouveau destiné à commémorer les actions d'éclat a été discutée par la Chambre en février dernier. C'est sur un amendement de MM. Jacques-Louis Dumesnil et de Kerguézec, qu'il a été décidé que toutes les citations à l'ordre du jour, depuis le régiment jusqu'aux armées, en passant par la brigade, la division et le corps d'armée, recevraient cet insigne. Après en avoir délibéré, mais avant de conclure, votre commission a d'abord voulu connaître l'opinion de M. le ministre de la guerre. Celui-ci a nettement déclaré que, d'accord avec le commandant en chef, il estimait que la distinction à créer devait être limitée aux citations à l'ordre de l'armée. Sur le point principal, ainsi que sur d'autres points annexes, la commission a conclu, à l'unanimité, à l'adoption de la proposition, en la limitant, d'une part, aux seules citations individuelles à l'ordre de l'armée ; d'autre part en l'étendant : 1° aux troupes qui participent, aux colonies, à des opérations de guerre, comme celles qui se poursuivent actuellement au Cameroun, conformément d'ailleurs à la demande formulée par M. le ministre des colonies ; 2° aux corps expéditionnaires hors de la métropole et de ses colonies ; 3° aux détachements du service aéronautique et du service de santé envoyés en Serbie. La commission vous proposera donc de compléter la proposition de loi en en étendant les effets aux corps ou unités dont il vient d'être question.
Avant d'aller plus loin, pour fixer un point d'histoire et rendre à César ce qui lui appartient, c'est notre honorable collègue M. Cauvin, engagé volontaire en 1870, décoré de la Légion d'honneur à cette époque, pour faits de guerre, qui, le premier, a eu l'idée de la création d'un insigne, dans le but de « perpétuer les citations à l'ordre du jour de l'armée ». C'est à la date du 7 novembre que notre collègue s'adressait à M. le ministre de la guerre, qui lui a répondu par la lettre suivante que je vous demande la permission de lire, car elle a son intérêt :
« Bordeaux, le 17 novembre 1914. Monsieur le sénateur, Vous avez bien voulu me demander d'examiner s'il ne conviendrait pas d'instituer une médaille de bronze, dans le but de « perpétuer les citations à l'ordre du jour de l'armée. J'ai l'honneur de vous faire connaître qu'une citation à l'ordre du jour de l'armée constitue, tout d'abord, une haute récompense, qui se suffit, à elle-même. Elle est, en outre, perpétuée par la remise, au militaire cité, d'un exemplaire de l'ordre général qui l'accorde et portée à la connaissance de tous, par la publication au Journal officiel et au Bulletin des Armées de la République, ce qui ne peut manquer de mettre en relief l'héroïsme des combattants qui en ont été l'objet, et de faire naître l'émulation parmi leurs camarades. Dans ces conditions, il ne m'apparaît pas qu'il y ait lieu, pour le moment du moins, d'envisager la création d'un insigne ayant pour but de distinguer les combattants ayant bénéficié de citation à l'ordre de l'armée. Agréez, monsieur le sénateur, l'assurance de ma haute considération ».
Messieurs, il eût peut-être été préférable que la proposition de la création d'un insigne particulier, destiné à commémorer les citations à l'ordre du jour de la guerre actuelle fût laissée, comme en Angleterre, pour toutes les propositions relatives à l'armée, à l'initiative de M. le ministre de la guerre, après avoir été étudiée avec tout le soin et toute l'attention qu'elle comporte. Mais la proposition a été soumise à la Chambre par de nombreux députés, elle fut unanimement et favorablement accueillie, puis votée avec un enthousiasme qui trouve sa raison dans l'héroïsme toujours renaissant des troupes magnifiques qui défendent la patrie. ( Vive approbation. )
Lequel d'entre nous, en effet, n'a pas été ému jusqu'aux larmes, n'a pas été entraîné par le plus pur sentiment de fierté patriotique à la lecture de ces citations ? Lequel d'entre nous n'a pas été remué dans le plus profond de son être en songeant que, seule, l'idée de la Patrie à défendre jusque dans la mort, soulevait des millions d'hommes hier encore au champ ou à l'atelier ; hier encore tout aux occupations paisibles des travaux intellectuels ou manuels, aujourd'hui soldats défendant la Liberté, la Civilisation, la France ? Hier, voulant la paix, aujourd'hui acceptant allégrement la guerre, avec la volonté puissante et déterminée de la voir finir glorieusement, sans craindre aucun danger, ni redouter aucun sacrifice ! Dans la nation en armes il se forme ainsi, grâce à des dévouements sans cesse renouvelés, un faisceau magnifique qui s'augmente chaque jour. ( Très bien ! )
Ce sont ces gloires ainsi réunies, qui forcent l'admiration, exaltent les courages, entretiennent dans toute l'armée, aussi bien que dans tout le pays, la même confiance certaine dans l'issue heureuse de la guerre. Ce sont ces gloires qu'il s'agit de fixer par un insigne qui rappellera à tous que celui qui le porte fut un vaillant entre les vaillants. Et c'est parce que cette distinction, spéciale à la guerre qui nous a été imposée, sera extrêmement honorable qu'elle doit être donnée uniquement pour faits de guerre, afin qu'elle conserve toute sa valeur de dévouement héroïque. Pour qu'elle conserve toute cette valeur, d'autant plus précieuse qu'elle sera mieux méritée, n'est-il pas nécessaire que les propositions qui seront faites soient passées au crible des comparaisons, franchissent les différentes hiérarchies, soient examinées, non pas avec un souci quelconque de restriction, loin de là, mais, bien au contraire, avec la volonté de ne laisser aucun héroïsme dans l'ombre ou dans l'oubli ?
Tout en ne méconnaissant aucune des raisons qui ont été éloquemment portées devant la Chambre des députés par ceux qui ont voulu étendre la distinction nouvelle aux ordres du jour du régiment, de la brigade, de la division, du corps d'armée, votre commission s'est cependant ralliée à l'opinion que la croix de guerre ne devait être attribuée qu'aux officiers, sous-officiers, caporaux et soldats qui seraient cités à l'ordre des armées. Dans ce cadre, en effet, rentrent uniquement de nombreuses unités non endivisionnées, dont les propositions de citation ne sont sanctionnées que par le général commandant d'armée. Ce dernier n'est-il pas, d'ailleurs, seul en mesure d'apprécier, dans leur ensemble, les propositions qui lui sont soumises et, par lui-même, de prendre à leur sujet une décision équitable et motivée ?
Les citations à l'ordre des différentes unités sont transmises du régiment à la brigade, à la division, au corps d'armée, à l'armée ; les unités non endivisionnées les transmettent directement au corps d'armée, au commandant en chef de chaque armée ; elles sont examinées, comparées, pour devenir enfin les citations à l'ordre de l'armée. Est-ce que toute l'armature militaire concernant les propositions d'avancement, de distinctions, de punitions même n'est pas ainsi constituée ? Pourquoi faire une exception à ce qui a été considéré jusqu'à présent comme étant une nécessité absolue pour le bon fonctionnement des usages et règlements militaires ? N'est-ce pas cette pratique traditionnelle, éprouvée par le temps, acceptée depuis toujours, qu'il faut conserver si l'on veut maintenir à cette croix de guerre toute son importance valeureuse ? Ne peut-on pas affirmer qu'en la conférant très généreusement, mais avec un très juste et incontestable discernement, on en accroîtra tout le prix en provoquant chez tous, en plus grand nombre encore, s'il est possible, les actes de valeur et d'héroïsme qui seront mentionnés à l'ordre du jour des grandes unités, les armées ? Au surplus, n'est-il pas permis d'ajouter que les citations à l'ordre de l'armée sont les seules qui soient publiées au Journal officiel ?
M. Jacques-Louis Dumesnil, en défendant si généreusement et si brillamment son amendement disait : « En même temps cette décoration prendra un caractère familial si je puis dire : c'est le colonel, père de la grande famille qu'est le régiment, qui pourra en même temps que la citation, donner automatiquement, par la force des choses, les croix de guerre à ses enfants, officiers et soldats. » Oui, le colonel est le père du régiment, mais ce père voit-il lui-même et par lui-même tout ce qui se passe dans sa grande famille ? Est-il le témoin oculaire de tous les actes d'héroïsme qui s'accomplissent au cours des actions auxquelles son régiment prend part, alors que bien souvent les bataillons, les compagnies, les sections même sont disséminés sur le terrain ou, séparément, prennent part à des actions diverses ? N'est-il pas lui aussi au sommet d'une hiérarchie, celle de son régiment, et ne juge-t-il pas le plus souvent les actions d'éclat, comme toutes celles qui constituent la vie de son unité, par les rapports qui lui sont transmis par la voie hiérarchique, depuis le caporal, le sous-officier, l'officier, qui rendent compte des actions héroïques dont ils ont été les témoins au capitaine, qui fait son rapport au chef de bataillon, lequel, à son tour, en saisit le colonel ?
Certes tous les colonels, les généraux de brigade, de division, sont soucieux d'être justes dans leurs appréciations, mais ces appréciations ne varient-elles pas de régiment à régiment, d'unité à unité ? Ont-elles été, surtout, de même valeur jusqu'au dépôt de la présente proposition de loi, alors que l'on ne savait pas qu'une distinction particulière allait, automatiquement, s'attacher à la citation ? Peut-on affirmer, dès lors, qu'il y en aurait eu autant à l'ordre de la division, de la brigade, et notamment à l'ordre du régiment, à la base, si la Croix de guerre en avait déjà été le résultat ? Ne pense-t-on pas qu'il est nécessaire de se garder de créer, aux titulaires de la distinction nouvelle, la possibilité d'examiner à quelle date, depuis quel moment, avant ou après la proposition de loi, la citation a été faite, car, par suite du sentiment inné de justice qui est une des qualités du citoyen français, il n'est pas douteux qu'un tel examen puisse se faire ?
Enfin il n'y a pas que les régiments qui, à la base, constituent des unités, bien d'autres unités existent qui ne se rattachent à aucun régiment, ni même à des brigades ou à des divisions. Leurs chefs n'ont pas décerné eux-mêmes des citations ; leurs propositions sont allées directement au corps d'armée, à l'armée dont ils dépendent. Il y a là, ne semble-t-il pas, une différence choquante qui serait encore accentuée par l'adoption de la proposition votée par la Chambre des députés ; ou bien il faudra, alors, que tous les chefs de ces unités, souvent très fragmentées, puissent aussi avoir le droit de citer à l'ordre de leurs unités, et, par conséquent, confèrent la croix de guerre. Est-ce possible ? Cela n'apparaît pas.
Le vœu, le désir très ferme que votre commission exprime, pour répondre à un sentiment extrêmement juste qui s'est fait jour depuis qu'il est question de la croix de guerre, c'est qu'il serait indispensable qu'une revision totale de toutes les citations fût faite ( excepté celles à l'ordre de l'armée, est-il besoin de le dire ) afin de rechercher celles qui, du régiment au corps d'armée, auraient pu ne pas recevoir la sanction ultime de la dernière citation et que ce nouvel examen soit conduit avec la volonté généreuse de ne laisser dans l'ombre aucun fait de vraie vaillance, aucun acte glorieux. C'est avec une grande libéralité que l'insigne doit être distribué pour répondre aux si nombreux actes admirables dont nos chers soldats sont journellement coutumiers. Il est désirable aussi, pour ne pas dire nécessaire, que la citation suive de très près l'action dont elle sera la récompense afin que, très vite, sur la poitrine du brave, soit placée la preuve de sa bravoure. ( Marques d'approbation. )
Par suite de cette revision indispensable, l'égalité qui doit exister entre les citations faites avant la loi et celles qui seront faites après sa promulgation sera obtenue ; la valeur de la croix en sera plus certainement établie et deviendra plus sûrement indiscutable. Les citations à l'ordre du jour du régiment, de la brigade, de la division et du corps d'armée continueront à être extrêmement précieuses et glorieuses ; elles seront inscrites sur le livret individuel, servant ainsi de base ( surtout quand elles se multiplient, comme cela est souvent le cas ) à des promotions de grade, à des distinctions qui ne seront pas seulement la « croix de guerre », mais peuvent être la Médaille militaire et l'étoile de la Légion d'honneur, gages combien précieux de faits valeureusement accomplis.
Messieurs, d'autres questions, se rattachant étroitement à la proposition qui vous est soumise, ont attiré l'attention de votre commission ; elles ont toutes leur importance et doivent être résolues ou tout au moins examinées. Les faits de guerre remarquables n'ont pas eu seulement pour effet d'honorer les officiers, sous-officiers, caporaux et soldats qui en sont les héros par les citations à l'ordre du jour. La Légion d'honneur, depuis l'étoile du chevalier jusqu'aux plus hautes distinctions dans l'ordre, la Médaille militaire, ont été attribuées et continueront à l'être aux hommes d'élite qui ont mérité ces insignes depuis si longtemps respectés et enviés. Il est hors de doute que la « croix de guerre » devra être conférée à tous ceux, officiers et sous-officiers, décorés ou médaillés qui, pour faits glorieux de guerre, auront reçu l'une ou l'autre de ces distinctions, quand elles auront été accompagnées au Journal officiel d'une mention qui devra être tenue pour équivalente aux citations à l'ordre de 1'armée. ( Très bien ! très bien ! )
Parmi les citations à l'ordre de l'armée il s'en trouve un grand nombre qui sont suivies de ces héroïques et douloureuses mentions : ... a été tué... est tombé mortellement blessé... est mort des suites de ses blessures... est mort pendant qu'on le transportait. Ces héros, tombés si glorieusement au champ d'honneur, ne connaîtront pas la joie profonde de la récompense due à leur courage et à leurs exploits ; seules, leurs familles auront, dans leur douleur, pour patriotique et fière consolation, la pensée que leur cher mort a été justement honoré. Elles devront, en même temps que l'ampliation de la citation, recevoir le brevet et l'insigne glorieux qui leur rappellera et rappellera à leurs descendants que tel jour, prenant part à telle action de guerre, le mari, le père, le fils est mort pour la patrie en accomplissant une action d'éclat. Si, d'autre part, bien d'autres citations sont suivies de la mention : ... blessé,... blessé grièvement,... n'est-il pas d'autres blessés qui, emportés hors du champ de bataille pendant le plus fort de l'action, évacués sur les ambulances du front, transportés ensuite dans les hôpitaux de l'intérieur, n'ont pu, par suite de circonstances, hélas ! trop fréquentes, être proposés pour la citation — ne sera-t-il pas nécessaire, indispensable même, de s'appliquer à rechercher si parmi ces blessés il n'en est pas ( il en est beaucoup, très certainement ) qui méritent, eux aussi, d'être inscrits sur le livre d'or de gloire ?

M. Halgan. Il y a des oublis déplorables.

M. le rapporteur. Pareille question a déjà été posée à propos de l'avancement ou l'inscription au tableau de la Légion d'honneur ou des propositions pour la Médaille militaire pour les officiers et sous-officiers blessés. M. le ministre de la guerre s'est particulièrement préoccupé de cette situation. Par sa circulaire du 14 novembre, il attirait toute l'attention du général commandant en chef sur les propositions dont pouvaient être l'objet, de sa part, les officiers et sous-officiers évacués du front et momentanément stationnés dans la zone de l'intérieur. Il prescrivait aux commandants de région de tenir le relevé de tous les gradés évacués, en traitement dans une formation sanitaire de leur région et de lui en adresser la liste chaque mois. Provoquer l'attention du haut commandement, indiquer les mesures à prendre pour éviter les oublis ou les omissions, tel a été le rôle du ministre.

M. Halgan. Il y a des oublis déplorables : de pauvres officiers ont été transportés dans des ambulances, et on ne leur a accordé aucune récompense.

M. le rapporteur. C'est précisément pour cela, mon cher collègue, que nous avons inscrit dans notre rapport les observations dont je viens de vous faire part.

M. Halgan. Je suis heureux de le dire devant M. le ministre de la guerre.

M. le rapporteur. Ses instructions, ses circulaires ont été très précises et très pressantes, tout en se conformant, cela va de soi, aux principes posés par la loi et les règlements militaires. Ces mesures qui ont été prises en ce qui concerne l'avancement des officiers et des sous-officiers blessés, les propositions pour la Légion d'honneur et la Médaille militaire, méritent d'être appliquées en faveur des militaires blessés, gradés ou non, qui seront jugés dignes de la citation emportant l'obtention de la croix de guerre. Nul doute que des instructions ne soient données afin que ceux des glorieux blessés qui, ayant été évacués sans avoir pu être signalés en temps utile à l'attention de leurs chefs, ne voient cette omission réparée et ne reçoivent la récompense que leurs actions d'éclat, ou la gravité des blessures reçues, comportent à tant de titres.

M. Gaudin de Villaine. Très bien ! mais un texte précis vaudrait mieux.

M. le rapporteur. La situation des grands blessés, des mutilés surtout, n'a pas été sans préoccuper la commission, elle est des plus intéressantes et devait attirer son attention. Un de ses membres, l'honorable M. Chastenet, n'a pas manqué de le faire. Peut-on accorder la croix de guerre à ces victimes de blessures graves n'ayant pas été l'objet de citations ? Telle est la question qui s'est posée. Votre commission ne l'a pas pensée, suite de la nature même de la proposition de loi qui vous est soumise, laquelle procède d'une idée différente dont il ne faut pas s'éloigner, si l'on veut maintenir à la distinction à créer toute la valeur que l'on entend lui donner. Il sera sans doute institué ultérieurement une médaille commémorative de la guerre actuelle.

M. Gaudin de Villaine. Ils seront tous morts avant !

M. le rapporteur. C'est à ce moment que pour les grands blessés, les mutilés qui n'auront pas été l'objet d'une citation à l'ordre de l'armée, la question pourra se poser et se résoudre utilement en leur faveur.

M. Halgan. Il y aura un million de médailles !

M. le rapporteur. C'est à ce moment qu'il pourra être décidé, par exemple, qu'une agrafe particulière devra être fixée sur le ruban qui rappellera à tous que le blessé, le mutilé qui porte la médaille ainsi ornée, est une des malheureuses victimes de la grande guerre.
En parcourant le Journal officiel, et en attendant que ces pages glorieuses soient réunies en un volume qui sera pour l'avenir un témoignage de ces jours sanglants et à jamais héroïques, on lit des citations qui s'appliquent à des formations diverses, demi-sections, sections, pelotons, compagnies ou escadrons, batteries, régiments, brigades entières, à des divisions, à des corps d'armée. Comment seront fixés les souvenirs collectifs de ces ensembles admirables ? Comment, à qui attribuer les récompenses ? Aux drapeaux, aux étendards ? D'aucuns n'en ont pas. Laissons la Légion d'honneur, la Médaille militaire à ces emblèmes de la patrie ; que dans la salle d'honneur de chaque régiment, de chaque bataillon de chasseurs, de chaque unité indépendante, qui aura été citée ( soit que l'action ait été menée par une partie ou par l'unité tout entière, ou, encore, que cette unité ait fait partie d'un plus grand groupement ), soient inscrites sur un tableau les citations à l'ordre des armées. Que sur ces tableaux soient gravés le nom de tous ceux qui auront obtenu individuellement les récompenses dues à leur vaillance. Qu'en outre, un livre d'or, où seront inscrits tous les actes de gloire des officiers, sous-officiers, caporaux et soldats, du régiment, du bataillon, soit déposé dans la bibliothèque régimentaire, afin que, à des époques fixées, lors de certains anniversaires, ces pages glorieuses soient lues et commentées pour évoquer les prouesses passées et en assurer le magnifique souvenir dans le cœur des jeunes soldats appelés à servir la patrie, si héroïquement par leurs aînés. ( Vive approbation. )
Votre commission a pensé également qu'il lui appartenait de donner son avis sur la forme de l'insigne à créer, aussi bien que sur la couleur du ruban qui le supportera. L'insigne s'appellera, s'appelle déjà « croix de guerre » ; ces mots sont brefs, sonnent bien, ils sont adoptés. Cet insigne ne se confondra pas avec une autre distinction, d'autant plus qu'institué pour les seules actions d'éclat de la grande guerre actuelle, il ne sera accordé que pour elle seule, puisque son attribution finira en même temps que les actes qui l'auront fait naître. Mais pourquoi une croix ?.

M. Dominique Delahaye. Comment ! vous ne voulez pas une croix ? Elle a sauvé le monde.

M. le rapporteur. Pourquoi pas une étoile, comme la Légion d'honneur, sa glorieuse ancêtre ? Pourquoi, alors que déjà l'appellation rappelle l'insigne odieux distribué à nos ennemis par notre ennemi, lui en donner aussi la forme, quelque entourée d'attributs ou de lauriers qu'elle puisse être ? La croix d'honneur est une étoile : que la croix de guerre soit également une étoile ; l'une est en argent ou en or : que l'autre soit en bronze, de matière égale pour tous, comme toutes les actions qu'elle honorera sont égales devant la gloire. L'étoile des braves, c'est le nom que Napoléon lui-même donnait à la Légion d'honneur ! Vous ne trouverez pas dans le décret de création de l'ordre le mot « croix » mais le mot « étoile ».

M. de Lamarzelle. Nous ne pouvons pas discuter en ce moment ces questions-là ! Nous ne les discuterons pas !

M. le rapporteur. C'est vous qui en soulevez une en ce moment.

M. de Lamarzelle. Je vous demande pardon. Nous ne pouvons pas et ne voulons pas répondre.

M. le rapporteur. La couleur du ruban importe. Le vert a été proposé, le vert couleur d'espérance. Mais cette couleur, qui appartient déjà à d'autres décorations avec lesquelles elle pourrait se confondre, convient-elle à ce qui devient de jour en jour une affirmation ? Laissons pourtant le vert subsister, puisque, au surplus, il se marie, se mêle heureusement à une autre couleur, le rouge, qui flamboie sur notre cher et glorieux drapeau.

M. Gaudin de Villaine. L'idée est très belle, très généreuse, et je l'approuve.

M. Dominique Delahaye. Ce sera un nouveau ruban de Sainte-Hélène.

M. Guilloteaux. L'idée mérite d'être signée Murat. ( Sourires. )

M. le rapporteur. Pourquoi ce ruban ne serait-il pas rouge et vert aux multiples raies alternées ? Pourquoi ne serait-il pas exactement celui qui, déjà, a été porté par des vaillants d'autrefois ; celui qui a disparu avec le dernier des ancêtres auquel il a été attribué, avec le dernier des survivants d'une magnifique et inoubliée épopée de gloire guerrière ? Faisons-le revivre, ce ruban, pour l'épopée actuelle, et rattachons, par lui, les souvenirs glorieux des grandes guerres d'autrefois à la grande guerre d'aujourd'hui. ( Très bien ! ) Enfin, sur ce ruban devront être fixées, car nos vaillants ne s'arrêtent pas à une seule action d'éclat, autant d'agrafes de bronze que le héros aura mérité de citations à l'ordre de l'armée, et que ce ruban, ainsi décoré lui-même, soit une hiérarchie de gloire dans la gloire ! ( Nouvelle et vive approbation. )
En conséquence, votre Commission vous propose d'adopter le texte suivant : PROPOSITION DE LOI « Article unique. — Il est créé une croix, dite « Croix de guerre », destinée à commémorer, depuis le début de la présente guerre, les citations individuelles, pour faits de guerre, des officiers, sous-officiers, caporaux et soldats des armées de terre et de mer, à l'ordre de l'armée. Jusqu'à la cessation de ladite guerre, cette croix sera attribuée, dans les mêmes conditions que ci-dessus, aux officiers, sous-officiers, caporaux et soldats des armées de terre et de mer appartenant aux corps participant à des actions de guerre en dehors du théâtre principal des opérations. »

M. le président. La parole est à M. Louis Martin.

M. Louis Martin. Messieurs, la Chambre des députés, à l'unanimité, a, le 4 février dernier, décidé la création d'une distinction qui aurait pour but de commémorer les actes héroïques accomplis par nos soldats faisant face à l'ennemi. L'auteur de cette proposition, M. Georges Bonnefous, en la soutenant à la tribune, exprimait le vœu, qui s'est réalisé, que, ce jour-là, la même unanimité patriotique qui s'était manifestée et qui avait rendu si grandes et si dignes de l'histoire les séances du 4 août et du 22 décembre, se retrouverait encore. Sur le fond des choses, je ne puis émettre le même désir que l'honorable M. Bonnefous, parce que je sais que ce désir ne peut pas se réaliser. Mais, si nous différons sur la façon d'honorer le courage de nos soldats, tous, tant que nous sommes — et cette unanimité désirable se retrouve par conséquent ici — tous tant que nous sommes, dis-je, nous admirons leur vaillance, leur énergie devant le péril, nous leur rendons hommage pour toute la gloire qu'ils donnent à notre pays et nous comptons sur eux pour rejoindre la chaîne des temps et nous rendre ce que la force nous avait enlevé. ( Très bien ! très bien ! et applaudissements. )
La divergence qui existe entre la commission et nous n'entame aucun des sentiments que nous avons les uns et les autres pour nos glorieux soldats. ( Nouvelles marques d'approbation. ) Je désire, sans doute, voir la majorité du Sénat sanctionner les décisions de la Chambre des députés ; mais je rends hommage à M. le rapporteur, à la commission et à ceux qui voteront avec eux. Je souhaite qu'ils soient battus ( Sourires ) : mais, s'ils sont vainqueurs, le vote de leurs conclusions ne sera pas moins patriotique que celui que nous souhaitons. ( Très bien ! et applaudissements. )
Par conséquent, il peut y avoir peut-être entre nous des divergences sur la façon dont il convient d'honorer l'héroïsme français ; il n'y en aura pas sur le respect dû à cet héroïsme. ( Nouveaux applaudissements. )
Aucune divergence ne nous sépare non plus — puisque j'ai abordé ce sujet — sur l'admiration que nous éprouvons aussi pour nos vaillants alliés, pour cette Belgique, qui a écrit avec son sang l'Iliade du Droit, une Iliade qui trouvera des Homère pour la chanter, et où nous verrons, dans le même camp, réunies, la grandeur et la vaillance d'Hector et l'intrépidité agissante d'Achille. ( Vive approbation. )
Et, quelle admiration nous éprouvons pour ce petit Monténégro, qui nous offre un si grand exemple, pour cette Serbie, que des forces considérables avaient la prétention de faire disparaître du rang des nations, et qui a prouvé qu'elle était digne d'y rester en versant si héroïquement le sang de ses enfants ! ( Vifs applaudissements. )
Quelle admiration pour ces Japonais lointains et braves, et pour ces Russes qui viennent de couronner leurs armes d'un succès si magnifique et qui sera suivi d'immortels lendemains ! Et enfin quelle admiration pour ces Anglais, à l'égard desquels nous pouvons dire qu'il n'y a plus aujourd'hui, pour nous séparer, de Pas-de-Calais ni de Manche, car nos deux pays sont fraternellement unis ! De cette communion entre deux grands peuples qui ont rempli de leurs rivalités les pages de l'histoire, mais qui se sont toujours estimés mutuellement, il résultera pour nous de grandes choses ; nous donnerons quelques-unes de nos qualités aux Anglais, nous recevrons d'eux quelques-unes de celles qui nous manquent. Et de ces alliances soudées par le sang de nos soldats il résultera de grandes destinées pour notre patrie. ( Très bien ! )
Je vous demande pardon, messieurs, de m'être laissé entraîner hors de mon sujet. J'y reviens rapidement et j'aborde une question qui m'a paru légèrement émouvoir la susceptibilité de certains de nos collègues. Nous nous ferions scrupule, messieurs, de laisser tomber de notre bouche ou de notre plume un mot qui pût offenser les sentiments d'aucun des membres de cette Assemblée. Quand M. le rapporteur émettait le désir d'appeler cette décoration l'Étoile de guerre plutôt que la Croix de guerre, il ne jetait aucune question confessionnelle dans le débat, il faisait simplement allusion à la forme extérieure de l'insigne.

M. le rapporteur. Parfaitement : Elle s'appellera « Croix de guerre ».

M. Dominique Delahaye. C'est une vieille thèse maçonnique ! ( Exclamations à gauche. )

M. Louis Martin. Messieurs, ne soulevons pas d'orage, je vous en supplie, sur un tel sujet. Cherchons plutôt ce qui rapproche que ce qui divise ! ( Très bien ! très bien ! )

M. de Lamarzelle. C'est ce que nous vous avons dit.

M. Louis Martin. Je suis heureux, messieurs, d'être d'accord avec M. le rapporteur et avec la commission sur la disposition qui tend à accorder à tous les corps participant à la guerre, non seulement sur le théâtre principal, mais sur les théâtres les plus lointains, le droit à la distinction votée par la Chambre. Je crois, messieurs, que l'observation de M. le rapporteur n'était peut-être pas absolument indispensable et que la loi votée par la Chambre embrassait bien dans ses termes généraux les préoccupations de la commission. Mais, en définitive, ce qui surabonde ne vicie pas. Il était bon qu'il fût précisé, en effet, que ceux qui contiennent l'effort de tous nos divers ennemis et dans nos colonies et au Maroc aussi bien que ceux qui combattent sur le théâtre principal de la guerre bénéficieraient également, dans les conditions adoptées par le Parlement, de la distinction proposée.

M. le rapporteur. Il était nécessaire que ce fût inscrit dans la loi.

M. Louis Martin. Sur ce point, messieurs, je suis tout à fait d'accord avec M. le rapporteur. Je ne voudrais pas trop vous chicaner, mon cher collègue, sur votre reconstitution en quelque sorte de la médaille de Sainte-Hélène,...

M. le rapporteur. Il s'agit simplement du ruban.

M. Louis Martin. ...mais, ici, permettez-moi de vous dire que je ne suis pas entièrement de votre avis. Je crois d'ailleurs que la commission aurait pu laisser de côté cette question qui n'a pas une grande importance par elle-même et dire : De minimis non curat praetor ! ( Mouvements divers. )

M. Gaudin de Villaine. C'est la plus belle pensée du rapport !

M. le rapporteur. On avait proposé à la Chambre d'adopter la couleur du ruban de la médaille de Sainte-Hélène. Nous avons cru pouvoir en proposer une autre.

M. Louis Martin. Le reproche que je vous adresse est extrêmement léger et n'a pas grande importance.

M. le rapporteur. Ce n'est pas même un reproche.

M. Louis Martin. Vous avez raison. Ce n'est pas même un reproche, c'est tout au plus une observation extrêmement cordiale. Mais je vous avoue que j'ai une réserve à faire, sans vouloir d'ailleurs troubler cette union qui fait notre force et qui doit exister non seulement ici, mais au dehors ; il ne faut pas qu'aucun de ceux qui combattent pour la patrie, qu'ils soient représentés ou non dans cette enceinte ou à la Chambre, puisse dire qu'il est tombé de la tribune une parole de nature à choquer quelques-uns de ses sentiments ou quelques-unes de ses espérances. ( Très bien ! très bien ! )
Voilà comment je comprends l'union sacrée. Mais enfin la médaille de Sainte-Hélène ne rappelle pas rien que des revanches. Elle rappelle aussi...

M. le rapporteur. Des gloires, de très grandes gloires !

M. Louis Martin. ...des guerres qui n'ont pas le même caractère que la guerre actuelle. ( Murmures sur divers bancs. ) Si l'on voulait bien me laisser parler, on ne m'attribuerait pas des pensées qui ne sont ni dans mon esprit, ni dans mon cœur, ni sur mes lèvres. Je dis, messieurs, qu'il y a là un souvenir — et vous voyez que j'effleure le sujet sans y insister — qui, pour ma part, ne me paraît pas devoir être rappelé d'une façon si active. Est-ce à dire que quelques-uns de mes amis ou moi-même soyons indifférents aux gloires de la France ? En aucune manière, messieurs ; ce ne serait pas le moment, à coup sûr, d'élever ici des divergences historiques, mais je dois dire — et je ne crois pas être interrompu par aucune dénégation — que ni aujourd'hui, ni à quelque moment que ce soit, nous n'avons contesté aucun des grands événements de l'histoire ; nous avons rendu hommage à tous ceux qui en ont été les acteurs et à tout ce qui a été fait de grand, à toutes les époques de l'histoire, pour notre pays. J'ai reçu des quantités de lettres qui ne touchent pas à cet objet, bien entendu ; parmi elles, j'ai pourtant trouvé ce vœu émis par un capitaine blessé dans une rencontre et porté à l'ordre du jour : « Au lieu de ce ruban vert si répandu et de nature à créer d'inévitables confusions, donnez-nous donc une décoration d'une couleur qui, je crois, n'a pas encore été prise, une décoration d'un beau bleu ». Le bleu, c'est l'azur ( Rires ) ; le bleu, c'est l'idéal ; le bleu, c'est le ciel brillant et plein de promesses.....

Un sénateur à droite. C'est le bleu de Prusse, aussi !

M. Louis Martin. Non, mon cher collègue, ce n'est par la nuance. Le bleu, messieurs, si vous l'alliez au blanc, c'est le drapeau de Jeanne d'Arc, et si vous l'unissez au rouge, ce sont les couleurs de la ville de Paris, théâtre de tant de gloires, objet de tant de convoitises et de tant d'attaques abominables, ce sont les couleurs qui ont servi de point de départ à notre drapeau tricolore. ( Marques d'approbation. )

M. Boudenoot, vice-président de la commission. Vous êtes le représentant de la Côte-d'Azur !... ( Sourires. )

M. Brager de La Ville-Moysan. Le bleu, c'était la couleur de l'ordre du Saint-Esprit.

M. Louis Martin. Vous voyez, messieurs, que cette question peut être abordée différemment. Je ne prends pas, bien entendu, la responsabilité de demander une couleur ou une autre, mais je veux montrer qu'il me paraît sage de nous en référer à M. le ministre de la guerre. Il choisira la couleur qui lui paraîtra convenir et, quelle que soit cette couleur, ( Très bien ! très bien ! ) puisqu'elle signifiera la gloire, nous saurons qu'elle fera plaisir à tous. ( Nouvelle approbation. )
Messieurs, la grosse divergence entre un certain nombre de mes amis et la commission porte sur le point suivant : La Chambre des députés a adopté une proposition de loi déclarant que la croix de guerre, la croix qu'elle créait, commémorerait les citations à l'ordre de l'armée, du corps d'armée, de la division, de la brigade et du régiment. La commission n'a pas suivi la Chambre et a demandé que l'on s'en tînt simplement à la commémoration des citations à l'ordre de l'armée. Quelques-uns de mes amis et moi, nous avons alors repris, en le modifiant — et je vous exposerai tout à l'heure très brièvement les modifications que nous y avons introduites — nous avons repris, dis-je, le texte de la Chambre. Les raisons qui nous ont été données par M. le rapporteur avec beaucoup de talent ne nous ont point paru très déterminantes.
M. le rapporteur nous a dit qu'il était indispensable d'établir, en faisant remonter toutes les citations jusqu'au général en chef de l'armée, une sorte de proportion entre les différents corps et surtout une sorte de jurisprudence d'ensemble. Il a ajouté : « Si nous laissions l'obtention de la croix de guerre à toutes les citations à l'ordre de la division de la brigade et du régiment, il y aurait là une extension qui dépendrait du caractère des chefs ».
Lorsque M. le rapporteur apporte cette restriction à la décision prise par la Chambre des députés, s'il nous déclare que son désir n'est pas un souci quelconque de restriction à la loi, mais, bien au contraire, une volonté de ne laisser aucun héroïsme dans l'ombre et dans l'oubli, j'avoue, messieurs, que je ne comprends pas très bien cette phrase et que j'ai beaucoup de mal à la combiner avec les restrictions apportées par la commission elle-même. Il y a un certain nombre de citations à l'ordre du jour : vous déclarez que, parmi elles, il y en aura qui ne compteront pas pour l'attribution de la croix de guerre, et cependant vous prétendez que vous voulez être plus généreux que ceux qui ont déclaré que toutes les citations compteraient pour l'attribution de cette récompense.
Ceci, je ne le comprends pas, je le répète ; en tout cas, je crois que la Chambre a été extrêmement bien inspirée en votant cette loi à l'unanimité. Qu'a-t-elle voulu en effet ? Elle a voulu, avec une volonté aussi robuste que celle de la commission elle-même, récompenser précisément les actes de dévouement. Elle a décidé qu'il fallait donner des récompenses aussi largement — c'est l'expression même de M. Dumesnil — que les actes d'héroïsme se sont manifestés. L'opinion publique comprendrait même mal qu'alors que les actes d'héroïsme se sont produits à torrents, les récompenses soient mesurées en quelque sorte au compte-gouttes. ( Très bien ! très bien ! sur divers bancs. )
Il faut que les récompenses soient proportionnées aux actes d'héroïsme. Vous avez actuellement plusieurs millions de citoyens sous les drapeaux. Vous en avez, si j'en crois les chiffres qui ont été publiés hier dans le journal des Débats — je n'ai pas eu le temps de les vérifier, mais ils sont plutôt au-dessous de la vérité — vous en avez près de deux millions cinq cent mille. Combien en outre de ceux-là ont, depuis le commencement de la guerre, disparu de ce monde ou sont entrés dans les hôpitaux pour soigner leurs héroïques blessures ? Je n'en sais rien. L'Allemagne publie des listes ; nous, nous n'en publions pas. Mais il est permis de croire qu'il y a bien eu sous les drapeaux, depuis le début de la guerre, trois millions à trois millions et demi de soldats. Or, je vois dans le rapport de M. Jeanneney le chiffre des citations à l'ordre de l'armée, au 21 mars. Savez-vous pour ces trois ou quatre millions de soldats qui tous, bravant tout ensemble l'intempérie des saisons et la mitraille ennemie, ont fait leur devoir et dont un si grand nombre sont tombés sur le champ de bataille, victimes qui ne se relèveront jamais, savez-vous le nombre de citations accordées ? 11,697. Croyez-vous qu'il y ait une juste proportion entre l'héroïsme et la récompense ? ( Très bien ! très bien ! ) Vous invitez le ministre à procéder une sorte de revision...

M. le rapporteur. Non pas à une sorte de revision, mais bien à une revision !

M. Louis Martin. Il y a une procédure beaucoup plus simple. je ne voudrais pas hasarder le moindre mot qui parût une critique à l'égard de M. le ministre. Il sait que si quelqu'un a été heureux de le voir arriver au ministère de la guerre et s'y maintenir, si quelqu'un estime à juste titre qu'il tient entre ses mains, d'une façon forte et vigoureuse, la défense nationale, c'est bien celui qui est à cette tribune ! ( Très bien ! très bien ! )
Mais, bien que j'aie la plus entière confiance en lui, je crois que M. le ministre a autre chose à faire qu'à s'occuper de ces questions de détail et, dans ces conditions, je crois qu'il vaut mieux s'en remettre à la loi de la solution de ces questions. Vous m'objectez que les citations monteront des grades inférieurs jusqu'au général en chef. Laissons-les apprécier, messieurs, par ceux qui sont le mieux à même de le faire, par ceux qui ont vu de leurs propres yeux. ( Très bien ! très bien ! )
Quand vous aurez décidé que seules les citations à l'ordre du jour de l'armée donneront droit à la récompense que vous allez voter, n'est-il pas à craindre de voir se produire dans l'armée, non pas une déception — quoi qu'il arrive, le soldat français fera son devoir et il ne sera pas moins brave ni moins vaillant parce que la loi aura créé ou non une décoration — mais enfin, on comparera les faits, on comparera les motifs de la citation à l'ordre du jour de l'armée ou de la brigade, et on verra qu'il y a souvent pas grande différence entre les uns et les autres.
Cette comparaison, voulez-vous un instant la faire ? Voici quatre citations également dignes des plus grands éloges, et méritant toutes les quatre le prix inestimable de la bravoure : « Médecin X..., A secondé, au combat des ....., avec un absolu dévouement et un calme remarquable le médecin chef de service, en allant soigner les blessés sous un feu violent. » « Médecin Y..., A donné le plus bel exemple de courage et de dévouement en relevant les blessés et en leur donnant ses soins sous un feu violent. » Voilà l'exemple. Il est beau, c'est très bien ; je ne m'étonne pas de voir de tels faits cités à l'ordre du jour de l'armée. Mais voici qui n'est pas moins brave et qui figure simplement à l'ordre du jour de la brigade : « Médecin Z... et brancardier..., Avec un mépris complet du danger ont bravement accompli pendant deux heures, sous le feu de l'artillerie, leur besogne rendue plus difficile encore par l'obscurité et la distance à parcourir. « X... et Y..., médecins et brancardiers, lors du bombardement de ....., ont fait preuve d'un courage et d'un dévouement remarquables en allant ramasser les blessés et en continuant à les soigner au poste de secours, sous un feu d'artillerie des plus violents. » Ainsi, les premiers auraient la croix, et ils l'ont méritée, alors que les seconds, qui l'ont également méritée, ne l'obtiendraient pas ! Voulez-vous comparer les actes et les citations ? Quelle différence y a-t-il ?
Eh bien, lorsque l'on fera de telles comparaisons, et que l'on verra que des faits également glorieux, accomplis pour les mêmes motifs, sont traités de façon si différente, n'est-il pas à craindre qu'il en résulte non pas du découragement, car nos soldats, soutenus par leur ardent patriotisme et l'impérissable sentiment du devoir, sont incapables de se décourager en accomplissant leur grande mission, mais une certaine amertume, que vous ne devez pas laisser s'infiltrer dans leurs cœurs.

M. Brager de La Ville-Moysan. D'autant plus que le vote de la Chambre a suscité des espérances fort légitimes.

M. Paul Strauss. Depuis le 4 février, la question n'est plus entière.

M. Louis Martin. Deux de nos collègues font justement remarquer que, depuis le 4 février, la question n'est plus entière et qu'une large porte a été ouverte aux espérances. Je ne voudrais pas me montrer acerbe vis-à-vis de la commission. Elle sait mes sympathies pour chacun de ses membres pris individuellement ; mais je me permettrai de lui dire que si elle voulait prendre cette attitude si nette, et barrer le seuil à ces espérances, elle devait déposer son rapport immédiatement et ouvrir sans retard la discussion générale. Les espérances ayant augmenté chaque jour, les déceptions seraient d'autant plus cruelles.

M. Brager de La Ville-Moysan. Il est des espoirs que nous n'avons pas le droit de tromper.

M. Louis Martin. Voici une lettre que j'ai reçue d'un blessé : « Je suis, me dit-il, d'une impartialité absolue dans la question, puisque je suis cité à l'ordre de l'armée, mais je plaide la cause de mes camarades qui méritent cette croix autant que moi. » ( Très bien ! très bien ! sur divers bancs. ) Et ce blessé ajoute : « Le jour où la Chambre des députés a voté, nous avons considéré que cette récompense était acquise. »
Je ne veux pas continuer la lecture de ces lettres qui sont toutes extrêmement intéressantes, cependant je tiens à résumer le langage des chefs qui ne sont pas directement intéressés en la circonstance. « Notre désir, notre ambition, m'écrit l'un d'eux, est de faire nous-mêmes, sur notre bourse, les frais de l'achat de l'insigne voté, mais qu'il soit répandu sur le plus grand nombre de poitrines possible, parce que nous avons vu les soldats sous le feu, parce que nous savons qu'ils sont des héros et que nous trouverions regrettable que l'on eût l'air de marchander le prix de l'héroïsme. » ( Applaudissements. )
Vous paraît-il cependant nécessaire d'établir une certaine différence entre les citations à l'ordre du jour ? Il a été déposé sur le bureau du Sénat deux amendements qui, l'un et l'autre, peuvent donner satisfaction à ce sentiment. L'un émane de l'honorable M. Félix Martin. Notre collègue demande que, pour les citations à l'ordre du jour de l'armée, l'insigne soit couronné d'une feuille de chêne. C'est encore une excellente pensée, puisque le chêne, symbole de force, était l'arbre sacré des Gaulois. D'autre part, notre honorable collègue M. Guilloteaux, a déposé un amendement que, pour ma part, j'ai signé avec grand plaisir. Cet amendement prévoit une agrafe qui retiendra le ruban et portera les mots : « armée », « corps d'armée », etc.., selon le caractère de la citation.
Décidez, si vous l'aimez mieux, de recourir à un autre système de différenciation, mais n'allez, je vous en conjure, pas plus loin. La commission paraît redouter une certaine prodigalité, elle craint de voir cet emblème un peu trop répandu dans le public, elle appréhende qu'il ne perde, en se multipliant, une partie de son importance. L'emblème de l'héroïsme, pour commun qu'il soit, ne perdra jamais rien de son prix en France.

M. Brager de La Ville-Moysan. Est-ce qu'on n'en jette pas à pleines mains, de l'héroïsme ?

M. Louis Martin. S'il m'était permis de jeter mes regards au-dehors, qu'est-ce que je verrais ? Nous pensons tous de l'Allemagne ce que tout homme de cœur doit en penser, mais il ne s'agit pas seulement de mépriser un ennemi qui par ses procédés s'est montré si méprisable, étranger à toute option d'humanité, il faut savoir l'envisager avec ses qualités et ses défauts. La grande qualité de l'Allemagne, est une puissance formidable d'organisation, et l'Allemagne tend chaque jour à justifier davantage le mot de Mirabeau : « L'industrie nationale de la Prusse... » — la Prusse c'est l'Allemagne et l'Allemagne c'est la Prusse, ne l'oublions pas au moment des traités futurs, après la victoire. ( Très bien. ) — « L'industrie nationale de la Prusse, c'est la guerre ». Or, ce pays, qui pendant si longtemps, a réuni tous ses efforts, non seulement en vue de la suprématie sur les champs de bataille commerciaux, mais pour imposer si durement sa domination au monde et qui a toujours essentiellement compté sur son organisation militaire, met en action tous les moyens, tous les stimulants ; est-ce qu'il marchande à ses soldats la croix de fer ? Il la répand partout, de toutes mains, et il est d'autant plus fier, d'autant plus orgueilleux, qu'il peut dire : il y a 100,000, 200,000, 300,000 de mes hommes qui ont mérité l'étoile des braves !
Demain — et il y a ici une considération que je supplie le Sénat de ne pas perdre de vue — demain la guerre sera finie ; les relations commerciales reprendront à travers le monde, nos soldats qui ont défendu la patrie sur les champs de bataille, essaieront soit comme chefs d'industrie, soit comme représentants de nos producteurs, d'aller établir au loin des relations commerciales ; ils se heurteront, ne vous y trompez pas, à la concurrence allemande, comme ils s'y sont heurtés dans le passé.
Le soldat français, ayant fait tout son devoir, mutilé peut-être, digne du plus grand respect, n'aura pas toujours, si la récompense est trop rare, la décoration qu'il aurait méritée, tandis que le soldat allemand, parce qu'il appartiendra à un pays plus prodigue, se présentera chez ses futurs clients en étalant victorieusement son insigne de guerre à la boutonnière. ( Protestations sur divers bancs. ) Vous mettriez, à l'étranger, chez les nations neutres, en face de ses concurrents allemands, cet ancien soldat français dans un état d'infériorité. ( Vives interruptions. ) Pouvez-vous admettre cela ? Quant à moi, je ne le crois pas.

M. Vieu. Le Sénat sera unanime pour récompenser tous les héroïsmes. ( Très bien ! très bien ! )

M. Louis Martin. Messieurs, j'en aurais fini, si je n'avais, pour ne pas remonter tout à l'heure à la tribune pour développer notre amendement, à vous donner quelques explications particulières à cet amendement. Je vous ai dit la pensée à laquelle nous avons obéi. La disposition que nous vous proposons donne complète satisfaction au vœu de la Chambre des députés ; elle donne satisfaction à plusieurs amendements de divers collègues. La Chambre avait voté une énumération, et cette énumération étant limitative, excluait fatalement tous ceux qui n'y avaient pas été compris, les médecins, par exemple, et les aumôniers, dont M. Delahaye s'est préoccupé à très bon droit. De tous ceux qui font leur devoir, nous reconnaissons l'héroïque attitude et voulons la récompenser. Notre amendement comprend toutes ces catégories, et leur donne à toutes satisfaction. Je suis certain que si la commission n'est pas suivie par le Sénat, elle s'en consolera aisément. Aussi vous supplierai-je, en terminant, d'appliquer à nos soldats le mot mémorable de la grande héroïne française quand on lui demandait pourquoi elle avait assisté avec son étendard au sacre du roi à qui elle avait rendu son royaume : « Il est juste, dit-elle, que qui a eu part à la peine en ait à l'honneur. » Cette parole de Jeanne d'Arc s'applique admirablement à nos soldats français. Ils étaient à la peine, il est bien juste qu'ils soient à l'honneur. ( Applaudissements. )

M. le comte d'Elva. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. d'Elva.

M. le comte d'Elva. Messieurs, l'intervention de M. Louis Martin a facilité ma tâche, et je ne reviendrai pas sur certains des arguments qu'il a développés tout à l'heure devant vous. Néanmoins, je demanderai au Sénat de bien vouloir m'accorder quelques minutes de sa bienveillante attention. ( Parlez ! parlez ! ) Vous êtes en présence de deux projets de loi. L'un qui a été voté par la Chambre des députés et qui accorde le bénéfice de la récompense aux citations à l'ordre du jour de l'armée, du corps d'armée, de la division, de la brigade et du régiment. Le second, qui vous est proposé par votre commission spéciale et qui restreint la récompense aux citations à l'ordre de l'armée. Je vous demande, à défaut de projet plus large encore, de voter le texte de la Chambre des députés. Je dis : « à défaut de texte plus large encore » parce que je serais partisan de voir donner la croix de guerre à nos glorieux blessés...

M. Gaudin de Villaine. Très bien !

M. le comte d'Elva. ...et c'est dans cet esprit que je voterai les différents amendements qui tendront à élargir les bases du projet. Messieurs, ancien officier, j'ai reçu un nombre considérable de lettres qui, toutes, sans exception, sont unanimes à réclamer tout au moins le texte de la Chambre des députés. Elles émanent, en général, de militaires qui sont sur le front, et je vous assure que si le texte de la Chambre n'était pas voté, ce serait une déception profonde.

M. Guilloteaux. C'est très exact !

M. le comte d'Elva. Il est une de ces lettres qui résume parfaitement la situation. Je vous demande la permission d'en lire quelques passages. Elle est écrite par un officier de troupes qui se trouve actuellement sur le front. Il est bon, je vous assure, d'écouter de temps en temps ceux qui opèrent loin du soleil. Je puis vous en parler sans être suspecté de partialité puisque j'ai moi-même longtemps travaillé dans les états-majors auxquels, d'ailleurs, je suis heureux de pouvoir rendre un sincère hommage. Voici quelques passage de cette lettre : « Mon cher sénateur, Je vous jure que le vote de la Chambre avait produit, dans nos rangs, un excellent effet, et que les restrictions ont été plus que médiocrement appréciées. » Il y a quelquefois des termes qui sont un peu francs...

M. Boudenoot, vice-président de la commission de l'armée. Il nous appartient de tout entendre de ceux qui sont sur le front !

M. Paul Strauss. C'est sur le front que les témoignages les plus précieux doivent être recueillis.

M. le comte d'Elva. « Le temps n'est plus où on cite un soldat à l'ordre du régiment parce qu'il a remis un porte-monnaie trouvé sur la route... « Il y a dans nos rangs des hommes qui n'ont fait l'objet d'aucune citation et qui ont été blessés en se maintenant jusqu'à la réception d'un ordre sous une pluie de feu ; il y en a d'autres qui ont marché sur des mitrailleuses ennemies, sachant parfaitement qu'ils allaient là pour servir de cibles vivantes et détourner ainsi l'attention des tireurs pendant que d'autres camarades abordaient les tranchées ailleurs. « Oui, mon cher sénateur, il y a encore quantité de Français à côté de qui les héros de l'antiquité pâliraient. ( Très bien ! très bien ! ) « Si vous saviez la cuisine des citations, vous verriez combien il est difficile d'arriver seulement à la citation de la division ! « Il faut : 1° avoir été brave, 2° avoir été vu... ( Applaudissements ), 3° que celui qui vous a vu ne soit pas mort ou évacué. » ( Très bien ! très bien ! et applaudissements. )

M. Dominique Delahaye. C'est vécu sous le feu, cela !

M. le comte d'Elva. « 4° que le même jour, il n'y ait pas trop d'actions d'éclat. ( C'est bizarre, mais c'est comme cela ! )

M. Dominique Delahaye. Très bien encore !

M. le comte d'Elva. « 5° que toute l'unité n'ait pas été héroïque, car alors c'est elle que l'on cite tout entière et les individualités récoltent la peau. » ( Très bien ! et rires. ) « 6° que le colonel, le général de brigade, le général de division émettent un avis favorable. Or, parmi eux, il en est souvent qui ne voient dans la citation qu'un hommage aux morts ou un emplâtre sur une blessure très grave. « Voilà pourquoi vous avez tant de citations avec la note « mortellement blessé ». « Comme les citations théoriquement illimitées sont pratiquement limitées, du moins en ce qui concerne la division, il s'ensuit que l'on cite proportionnellement beaucoup plus d'officiers et de gradés que de soldats. Cependant il y a quantité de soldats invraisemblablement braves. » ( Applaudissements. ) « Les soldats sont généralement cités à l'ordre du régiment. »

M. Guilloteaux. Très bien ! c'est exact !

M. le comte d'Elva. « D'ici la fin de la campagne, hélas, la plupart de ces bons Français seront morts ou estropiés, la République aurait fait bien modestement son devoir envers eux en leur accordant une médaille. Le grand argument est qu'il ne faut pas « galvauder » ces récompenses. Que c'est faible ! Et si tous ceux qui reviendront portaient le ruban vert, cela montrerait seulement qu'à côté de trop nombreux défaillants ( dont je vous ai déjà parlé ), il y a un grand trésor de braves cœurs, défenseurs de la France de demain. Venez dans un hôpital, demandez à voir les hommes cités à l'ordre de leur régiment, interrogez-les ...! ( Applaudissements. ) Voilà une expérience que les commissaires sénatoriaux devraient bien faire avant de refuser la croix de guerre à certaines poitrines. Je viens de faire le front du Nord à la Champagne, partout même patience et même confiance, même sous des canonnades si prolongées qu'on dirait des orages de quarante-huit heures sans arrêt. » ( Applaudissements. )
Messieurs, dans ses quelques lignes, cette lettre résume bien la situation. Que craindrait-on, je vous le demande, en donnant un grand nombre de croix ? Que vous en donniez vingt mille, trente mille, quarante mille même... Un sénateur à gauche. Cent mille.

M. le comte d'Elva. ...Que seraient ces chiffres peu importants, en comparaison des trois ou quatre millions de mobilisés ?

M. Vieu. S'il y a cent mille héros !

M. le comte d'Elva. Cette croix serait une grande récompense pour les survivants, une consolation pour les familles, un grand encouragement pour tous. ( Très bien ! très bien ! ) Mes chers collègues, bien jeune encore, j'ai fait la guerre de 1870. Certes elle était dure, mais elle n'était pas comparable à celle que nous subissons aujourd'hui du fait d'ennemis implacables dont la sauvagerie, la cruauté et la barbarie n'ont jamais été dépassées jusqu'à ce jour ! ( Très bien ! très bien ! )

M. Dominique Delahaye. Jamais égalées, même par Saladin, le modèle de Guillaume !

M. le comte d'Elva. Je vous en supplie, mes chers collègues, ne lésinons pas, montrons-nous généreux vis-à-vis des vaillants et des héros qui nous conduiront à la victoire ! A la victoire ? Certes ! Ainsi que l'a fort bien dit M. le président du conseil avec l'éloquence qui lui est coutumière, la France sera victorieuse parce que la France est immortelle. La France vaincra parce que tous ses enfants sont unis devant le danger, parce que les instituteurs comme les congréganistes, les socialistes comme les monarchistes rivalisent de bravoure et de courage sur les champs de bataille. ( Très bien ! très bien ! et vifs applaudissements. ) La France sera victorieuse, ainsi que ses alliés fidèles, parce que sous les plis de leurs drapeaux glorieux, sont écrits ces mots puissants : droit, justice, civilisation, liberté ! ( Applaudissements répétés. — L'orateur, de retour à sa place, reçoit les félicitations d'un grand nombre de ses collègues. )

M. le président. La parole est à M. Cauvin.

M. Cauvin. Messieurs, je tiens à remercier d'abord notre aimable collègue de ce qu'il a bien voulu dire à mon égard et je suis très ému des termes dans lesquels il a rendu compte au Sénat de l'initiative que j'avais prise il y a plusieurs mois. Mais il a ajouté qu'une semblable décision avait été prise en Angleterre et que dans ce pays c'était au gouvernement qu'on s'en rapportait pour prendre de semblables mesures. Je tiens à vous dire, messieurs, que, respectueux de ces dispositions, c'est ainsi que j'ai procédé. En effet, le 9 novembre, j'ai écrit à M. le ministre de la guerre, qui a bien voulu me répondre dans les termes que M. le rapporteur a fait connaître tout à l'heure. Je n'ai pas insisté. Ce n'est que le 29 décembre que je lui écrivais de nouveau la lettre que je vous demande la permission de vous lire :
« Mon cher ministre, A une demande que je vous ai exposée le 9 novembre dernier, tendant à l'examen de la création d'une médaille de bronze à attribuer à tout soldat ayant accompli un acte de valeur susceptible d'être donné en exemple à ses camarades, vous avez bien voulu me faire répondre que la mise à l'ordre du jour qui était la récompense de pareils actes suffisait par elle-même à donner satisfaction à l'auteur de l'action méritoire digne d'éloges ; je n'ai pas insisté et je n'ai parlé de l'idée à personne. Récemment un député a mis en lumière la même pensée et un certain nombre de ses collègues ont semblé vouloir l'appuyer. De mon côté, j'en ai parlé à des généraux qui ont considéré que cette institution ne pourrait produire que d'excellents effets et devrait être fondée au plus tôt. Permettez-moi, en conséquence, mon cher ministre, de revenir sur la question, en faisant observer que si la citation à l'ordre du jour perpétue par la remise d'un exemplaire de l'ordre général qui l'accorde et est portée à la connaissance de tous par la publication au Journal officiel et au Bulletin des armées de la République, ainsi que le fait observer votre lettre, ces dispositions ne donnent pas à celui qui en est l'objet la satisfaction de montrer sur sa poitrine, à ses concitoyens, la distinction honorifique qu'il a méritée. Enfin la remise de cette récompense devant ceux qui ont vu s'accomplir l'acte qui la justifie doit avoir une excellente influence sur ceux qui peuvent apprécier ce qu'ils devraient faire eux-mêmes, le cas échéant, pour l'obtenir, car la médaille devra être décernée et remise, pour ainsi dire, sans délai, aussitôt 1'acte accompli. Pour les titulaires de la médaille qui accompliraient de nouveaux actes de valeur, on pourrait, pour en marquer la constatation, mettre des agrafes au ruban, le nombre de ces agrafes serait un acheminement vers des récompenses d'un ordre plus élevé : la Médaille militaire, la Légion d'honneur.
Je sais par expérience combien les récompenses dont on peut porter l'insigne stimulent l'énergie et même la vaillance. Evidemment il serait désirable que la conscience de l'homme lui suffit pour lui faire accomplir les actes auxquels on attribue des récompenses, mais ce n'est pas au milieu de la guerre terrible que nous subissons que nous pouvons songer à nous préoccuper de l'éducation morale à donner, à ce point de vue, à nos concitoyens. Il faut, au contraire, que pour le régime de barbarie qu'est celui de la guerre, on utilise tous les moyens susceptibles de stimuler l'acharnement et la vaillance qu'on doit apporter dans la bataille, et je crois que si vous vouliez consulter les hommes de guerre éminents qui vous entourent, beaucoup vous déclareraient qu'ils sont partisans de la mesure sur laquelle je me permets de nouveau d'appeler votre clairvoyante attention. Il est un fait certain, en tout cas, c'est que l'institution de cette distinction n'empêchera aucun acte héroïque de se produire et qu'elle est de nature à les provoquer. Je vous prie d'agréer, mon cher ministre, l'assurance de mes sentiments les plus cordialement dévoués. »
Telle est, messieurs, la deuxième lettre que j'écrivais. Je n'ai pas insisté et j'ai continué à rester dans le mutisme sans en saisir les journaux et sans même en parler au Sénat. Voici, messieurs, comment je comprends la question et j'espère que j'aurai l'assentiment de mes collègues qui pourraient me reprocher de ne pas les en avoir entretenus. Je considère que cette décoration doit être décernée et remise pour ainsi dire sans délai et avec largesse Les citations à l'ordre du jour continueraient à être décernées comme elles le sont aujourd'hui. Celles qui, d'après l'appréciation des chefs de corps de troupe, devraient entraîner l'attribution de la croix de guerre, que, pour ma part, j'aurais préféré être dénommée médaille de guerre, pour ne pas rappeler l'idée de la croix de fer, seraient signalées d'une façon particulière à leurs chefs hiérarchiques jusqu'au chef de corps d'armée par les officiers supérieurs qui auraient prononcé la citation. Le chef de corps d'armée sous sa responsabilité vis-à-vis des généraux au-dessus de lui, déciderait de l'attribution. La remise de la croix de guerre serait aussitôt faite au militaire ayant accompli l'acte d'éclat.
Cette récompense appelée à perpétuer le souvenir des actes de grande vaillance accomplis par des héros si nombreux dans nos troupes, héros qui disparaissent, le plus souvent, sans qu'aucune distinction appelle sur eux l'attention de leurs concitoyens qui devraient les honorer, même après leur mort, doit être largement attribuée. Elle doit être modeste et glorieuse, aussi ne faudrait-il pas, par des mesures auxquelles il serait difficile de satisfaire, risquer de ne pas pouvoir la donner assez à temps à des soldats qui l'avaient méritée, ni, d'un autre côté, risquer de donner l'impression qu'elle est appelée à avoir la valeur de la Médaille militaire ou de la Légion d'honneur. Aussi, si cette décoration ne peut pas être mise à la disposition du chef de corps de troupe, elle doit être, à mon sens, décernée par le général qui se trouve le plus près de l'ensemble des troupes réunies sous son commandement direct, le général de corps d'armée. ( Très bien ! très bien ! et applaudissements. )

M. le président. La parole est à M. de Lamarzelle.

M. de Lamarzelle. Messieurs, je n'en ai que pour quelques instants, d'autant plus que c'est la même thèse qui vient d'être soutenue tout à l'heure que je vais défendre devant vous. L'objection est qu'on donnerait une récompense identique pour des mérites inégaux. Et, en effet, les mérites sont inégaux d'après le service intérieur de nos armées. Mais il me semble que l'amendement que j'ai déposé, et qui ressemble beaucoup à celui de mon ami, M. Guilloteaux, anéantit l'objection. D'après mon amendement, on mettrait une agrafe différente au ruban, suivant qu'il s'agirait de citations à l'ordre de l'armée, du corps d'armée, de la division, de la brigade ou du régiment. M. le rapporteur nous dit que ce ne serait pas pratique ; je vous demande, monsieur le rapporteur, en quoi cela ne serait pas pratique ? J'attends vos explications à ce sujet. Je crois, pour moi, que ce serait au contraire, la vraie solution. ( Très bien ! sur divers bancs. ) En effet, la médaille coloniale a ces agrafes ; la médaille de 1870 a l'agrafe des engagés volontaires ; par conséquent, j'attends qu'on m'indique les inconvénients pratiques en ce qui concerne la croix de guerre.

M. le rapporteur. Je vous les énumèrerai en vous répondant.

M. de Lamarzelle. Ce qu'il faut à tout prix, messieurs, c'est conclure, et j'appuie surtout sur un argument qui a été développé ici, à savoir que, heureusement ou malheureusement, comme vous voudrez, la question n'est plus entière.( Très bien ! très bien ! ) Depuis deux mois, la Chambre des députés, à l'unanimité, vous entendez bien, a décidé que cette croix tant attendue — non seulement par les héros que vous connaissez, mais par leurs familles — auxquelles, je le crois, elles feraient encore plus de bien et donneraient plus de fierté qu'à eux-mêmes, serait accordée. Oui, il faut que nous accordions le bénéfice du projet voté par la Chambre des députés non seulement à ceux qui sont au front et qui meurent, mais à leurs pères, à leurs mères, à leurs femmes et à leurs enfants. ( Très bien ! très bien ! ) Je sais que, pour eux comme pour leurs familles, le contraire serait une profonde déception. Pour moi, je ne me sens pas le courage de causer la moindre amertume à ces braves entre les braves, qui, depuis des mois, nous supplient, dans leurs lettres, de donner à leurs pères, à leurs mères, à leurs femmes, à leurs enfants, la gloire qu'ils ont méritée eux-mêmes. ( Très bien ! très bien ! et applaudissements. )

M. Brager de La Ville-Moysan. Il serait indigne de nous de leur mesurer un peu d'honneur.

M. de Lamarzelle. On me dira, ainsi qu'à ceux qui viennent de m'applaudir, que c'est là un argument de sentiment. Ne médisons pas en ce moment du sentiment ( Très bien ! ) C'est le sentiment qui, planant au-dessus de toutes les idées, nous donne, à nous tous Français, l'union sacrée qui est aujourd'hui la cause de notre force et nous assurera demain la victoire.

M. Brager de La Ville-Moysan. C'est le sentiment qui fait les héros.

M. Dominique Delahaye. Les grandes pensées viennent du cœur.

M. de Lamarzelle. Je ne veux pas abuser des instants du Sénat, mais il est un argument que l'on a fait valoir, sur lequel vous me permettrez d'insister encore un instant. On a déclaré que nous avions contre nous la régularité militaire traditionnelle, le respect de la tradition. Je vous avoue franchement que cet argument était fait pour toucher un traditionnel comme moi. Il est de tradition, en effet, que toutes les citations arrivent au commandant d'armée, et que, ainsi qu'il est dit dans votre rapport, mon cher collègue, le commandant d'armée, que ses délégués plutôt, supputent les mérites de chacun, comparent les différentes citations, les jugent, font leurs enquêtes. Je dis « ses délégués », car vous savez bien que le commandant d'armée a autre chose à faire. ( Très bien ! très bien ! )
Oui, c'est bien là la tradition. Mais sommes-nous dans une guerre traditionnelle, dans une guerre ordinaire ? Autrefois, le chef d'armée, — ou plutôt ses délégués, comme je l'ai dit, — avait à s'occuper d'un front beaucoup plus restreint, il avait un bien moins grand nombre d'hommes, il pouvait se livrer à ce travail que vous avez indiqué dans votre rapport. Mais maintenant, comment voulez-vous qu'il fasse pour agir de la sorte ? Qu'il puisse rendre un jugement parfaitement juste, je le reconnais. Jamais je n'insinuerai qu'il puisse faire la moindre part à la faveur. Mais ici il ne faut pas seulement que la justice soit respectée, il faut que le moindre soupçon de favoritisme n'effleure jamais le juge. Or, le juge ici a trop de causes à juger. Il y a tant d'actes d'héroïsme ! On parlait tout à l'heure de ceux qui sont au Journal officiel. Il en est bien d'autres que ceux-là ! Je ne résiste pas à l'envie de vous en citer un qu'un lieutenant d'infanterie, grièvement blessé, me racontait dernièrement dans son lit d'hôpital : « Nous étions, me disait-il, près de la Bassée, lorsque l'on me donna l'ordre de me porter avec 200 hommes à un certain point, en ajoutant que si nous n'y arrivions pas, on enverrait 200 autres hommes pour nous remplacer, car il fallait se maintenir coûte que coûte. Ayant demandé 200 hommes de bonne volonté, il s'en présenta plus du double. ( Applaudissements. ) Je partis avec 200 hommes, et 25 seulement arrivèrent au point désigné. Ayant eu un bras cassé, je me couchai et pris, avec le bras qui me restait, des mottes de terre pour m'abriter des projectiles. J'aperçus alors près de moi un de mes hommes, grièvement blessé, qui se traînait en cherchant à me dépasser. Comme je lui demandais ce qu'il voulait faire, il me répondit : « Mon lieutenant, je suis perdu, cependant je crois que le peu qui me reste de vie peut encore servir à quelque chose. Je me dis que vous allez être tué et que, s'il n'y a plus de commandement, tous les camarades seront perdus. Alors je veux arriver à me mettre en travers devant vous pour vous faire un rempart de mon corps, afin que les derniers moments de ma vie soient utiles. » ( Nouveaux applaudissements. )
Et notez qu'un tel acte d'héroïsme n'est pas une exception. Il n'existe, en réalité, qu'un seul argument contre le texte de la Chambre, que nous défendons : c'est qu'il y aurait trop de croix à décerner. ( Mouvements divers. )

MM. Paul Strauss, Dominique Delahaye, et un grand nombre de sénateurs.. Il n'y en aura jamais trop.

M. de Lamarzelle. Oui, ils sont trop, je ne le nie pas. Mais cet argument-là, saluez-le ! Saluez-le, car, en le saluant, c'est la victoire même de demain que vous saluez. ( Applaudissements répétés. )

M. le rapporteur. Ce n'est pas l'argument de la commission.
Voix diverses : A demain ! — Non ! — Continuons !

M. le président. Le Sénat voudra sans doute renvoyer la suite de la discussion à demain ?

M. Millerand, ministre de la guerre. Je suis aux ordres du Sénat.

M. le président. Je consulte le Sénat sur le renvoi à demain de la suite de la discussion. ( Après une épreuve déclarée douteuse, le Sénat décide, par assis et levé, de renvoyer à demain la suite de la discussion. )

 

 

 


 

 

 

SÉNAT – Séance du vendredi 26 mars 1915
Suite de la discussion d'une proposition de loi relative à l'institution d'une « Croix de guerre »

J.O. du 27 mars 1915 - Débats parlementaires - Sénat - Page 136

 

 

M. le président. L'ordre du jour appelle la suite de la discussion de la proposition de loi, adoptée par la Chambre des députés, tendant à instituer, pour les officiers, sous-officiers, caporaux et soldats des armées de terre et de mer, une croix dite « Croix de guerre » destinée à commémorer les citations individuelles à l'ordre de l'armée, des corps d'armée, des divisions, des brigades et des régiments.
La parole est à M. le ministre de la guerre, dans la discussion générale.

M. Millerand, ministre de la guerre. Messieurs, je voudrais faire connaître au Sénat en quelques mots très simples, aussi précis que possible, les sentiments du Gouvernement sur les idées qui ont été exposées au cours de cette brillante discussion générale et aussi, au risque de paraître anticiper sur la suite de la discussion, sur celles qui sont formulées dans des amendements, et dont la plupart, d'ailleurs, ont déjà été effleurées au cours de cette discussion. Je serais heureux si je pouvais ainsi, si faiblement que ce fût, aider le Sénat à fixer dans un texte aussi clair, aussi peu chargé que possible, le sentiment unanime qui, comme l'a dit éloquemment M. Louis Martin, anime les auteurs de la proposition et des amendements, et, à vrai dire, tous les membres du Parlement.
Un texte, ai-je dit, aussi peu chargé que possible : n'oubliez pas, en effet, qu'il est nécessaire qu'un décret intervienne pour régler l'application de la loi. Ce n'est pas ici, ce n'est pas dans les délibérations de cette assemblée qu'on discutera la couleur du ruban, ou la forme de l'emblème, ou tout autre détail du même ordre qu'il faudra pourtant déterminer. Ce décret nécessaire, non seulement réglera ces modalités, mais donnera, je le crois, satisfaction, par surplus, à un certain nombre au moins des amendements qui ont été présentés au Sénat. Deux questions se posent devant vous à propos de cette proposition de loi : qui aura droit à la croix de guerre ? qui pourra la décerner ? Qui y aura droit ? L'honorable M. Delahaye, dans un amendement, propose d'ajouter à l'énumération du texte de la commission « les aumôniers ». Sur le principe même il ne peut y avoir d'objection de la part d'aucun membre du Parlement. Devant l'ennemi il n'y a ni catholiques, ni protestants, ni israélites, ni musulmans, ni libres penseurs : il y a des Français qui chaque jour rivalisent pour montrer, au grand honneur de l'humanité, que toutes les opinions philosophiques et toutes les croyances sont également capables d'inspirer et de soutenir les plus nobles vertus civiques et militaires. ( Vifs applaudissements. )
Mais, si le principe de cet amendement est indiscutable, que son auteur me permette de lui dire qu'il est à la fois superflu et insuffisant. Superflu, parce que les aumôniers titulaires, étant assimilés aux officiers, se trouvent déjà compris dans l'énumération du texte de la commission. Insuffisant parce que, — et je me tourne ici du côté de la commission, — l'énumération faite dans son texte : « officiers, sous-officiers, caporaux et soldats », risquerait d'exclure un certain nombre de personnes, très peu, mais qui, pour minime qu'en soit le nombre, ne doivent, à mon avis, en aucune manière, être écartées. Ce ne sont pas seulement les aumôniers, ce sont les infirmières, ce sont les religieuses dont un certain nombre ont été citées à l'ordre du jour de l'armée.

M. Dominique Delahaye. Très bien !

M. le ministre. Il convient que ces personnes qui ne figurent pas dans les rangs de l'armée, mais qui ont mérité par leur dévouement et par leur courage d'être citées, à côté des soldats, à l'ordre du jour de l'armée, reçoivent comme eux la croix que vous instituez aujourd'hui.

M. Dominique Delahaye. Mon amendement avait pour but d'amener cette déclaration, dont je vous remercie, monsieur le ministre.

M. le ministre. Je demanderai donc à la commission, — et je suis sûr d'avance de son assentiment, — de vouloir bien supprimer de son texte les mots « ... des officiers, etc... » pour laisser simplement les termes : « des citations individuelles pour faits de guerre ».

M. Dominique Delahaye. J'ai proposé, aussi, un amendement dans ce sens.

M. le rapporteur. La commission est d'accord avec vous.

M. le ministre. Parfaitement. Un second amendement vise l'attribution de la croix de guerre aux familles des décédés. Il est de l'honorable M. Brager de La Ville-Moysan. La pensée qui l'inspire ne peut qu'être approuvée par tous. Il est trop naturel que les familles dont un membre a reçu, avant de disparaître, l'honneur d'une citation à l'ordre du jour de l'armée, aient au moins la consolation suprême de recevoir cette glorieuse relique que sera la croix de guerre. Mais qu'il me soit permis d'indiquer que c'est là un détail d'exécution que le ministre de la guerre aura à cœur d'appliquer, et qu'il est inutile de faire figurer ce texte dans la loi.
Le troisième amendement, toujours dans le même ordre d'idées, de l'honorable M. Larère, demande que la croix de guerre soit attribuée à toutes les propositions pour la Légion d'honneur ou la Médaille militaire. Je crains qu'une proposition aussi large n'offre plus d'inconvénients que d'avantages. Il me parait qu'il y a intérêt à laisser, entre ces distinctions honorifiques, la hiérarchie qui existe actuellement. Il est nécessaire que ce soit l'autorité militaire qui décerne soit la croix de la Légion d'honneur, soit la Médaille militaire, soit la citation individuelle, et avec elle la croix de guerre, sans que l'on confonde nécessairement, automatiquement, l'une de ces récompenses avec l'autre. Je n'insiste pas. Je confie simplement ces observations à l'auteur de l'amendement.
Enfin, un dernier amendement de l'honorable M. Guillier demande que la croix soit attribuée aux militaires tués à l'ennemi ou morts des suites de leurs blessures. Si je ne me trompe, cet amendement a son origine dans une pensée qui a trouvé son expression à la tribune et dans certaines interruptions, à la séance d'hier. On s'est plaint, et non sans raison parfois, que certaines omissions, certaines erreurs aient été commises, que des blessés, partis trop tôt du champ de bataille ou dont les témoins des actes de vaillance avaient disparu, n'aient pas reçu, sous forme d'une citation, la récompense à laquelle ils avaient droit. L'honorable comte d'Elva a porté hier à la tribune une lettre dont le Sénat a écouté la lecture avec beaucoup d'intérêt. Elle énumérait, non sans humour, les conditions nécessaires pour obtenir une récompense méritée. Pour avoir le signe de la bravoure, il ne suffit pas seulement d'être brave, il faut encore avoir de la chance. Cette chance, c'est le devoir du chef de s'employer à ce qu'aucun de ceux qui la méritent ne se la voient enlever. Et je dis tout de suite au Sénat, que dans la revision nécessaire qui, quel que soit le texte adopté, devra avoir lieu, le ministre de la guerre aura à cœur, comme il l'a fait déjà, de rechercher par tous les moyens quelles sont les omissions qui ont pu être commises ou les erreurs faites, et qu'il ne dépendra pas de lui que toutes ne soient réparées. ( Très bien ! très bien ! )
Mais sous cette réserve, je ne crois pas qu'il soit utile ni même sage de dire que tous ceux qui seront morts en temps de guerre auront droit à la croix de guerre. Je n'ai pas besoin d'insister — vous me comprenez à demi-mot — sur les inconvénients que pourrait avoir une telle disposition, et j'arrive tout de suite à la deuxième question, la plus délicate, qui a été posée devant le Sénat : cette croix de guerre, qui la décernera ?
Vos commissions, messieurs, avec lesquelles se trouvait d'accord par avance le ministre de la guerre, ont été d'avis qu'il était préférable que ce fût une seule autorité : le commandant en chef ; et si je ne me trompe, elles ont, comme le Gouvernement lui-même, trouvé à cette solution deux avantages essentiels. Le premier est que la valeur même de la distinction se trouverait renforcée de la rareté relative — je dis « relative » ; en effet, au moment où je parle, en chiffres ronds, si l'on prenait pour base les citations à l'ordre de l'armée, il y aurait de croix de guerre le triple de ce qu'il y a eu de Médailles militaires, décernées depuis le début des hostilités. Un second avantage a surtout frappé, je crois, vos commissions, et l'honorable M. Jeanneney l'a exprimé dans une formule très exacte et très heureuse : c'est de soumettre tous les mérites susceptibles d'être récompensés à une même autorité, ou, pour reprendre son expression, à une commune mesure, ce qui permet d'être assuré, dans la mesure du possible, que tous les mérites récompensés seront du même ordre et sur le même plan. Bien entendu, cette solution appellerait une correction indispensable : c'est la revision très large dans le passé de toutes les citations qui ont été faites de façon à élever, si je puis dire, au titre de citations à l'ordre de l'armée celles faites à l'ordre du corps d'armée, de la division, de la brigade ou du régiment qui, peut-être, si les chefs avaient su que la citation à l'ordre de l'armée devait entraîner l'attribution d'une distinction honorifique, auraient été par eux soumises à l'autorité supérieure pour devenir une citation à l'ordre de l'armée.
J'entends bien que, même avec cette correction, la solution que je viens d'indiquer rencontre d'assez vives résistances... Contre elle on formule deux objections dont la valeur n'est pas diminuée, au contraire, parce qu'elles sont d'ordre plutôt sentimental que rationnel. La première, c'est que des espérances ont été éveillées sur le front par le vote de la Chambre, c'est que des quasi-promesses se sont trouvées faites et qu'il serait cruel de faire succéder des déceptions à ces espérances. Il y a un second argument dont j'ai bien senti la force au moment ou, avec éloquence, on le faisait valoir à cette tribune : c'est que nous ne pouvons pas paraître lésiner sur les récompenses pour ceux qui, chaque jour, à toute heure, prodiguent sans compter leur héroïsme et leur sang. ( Vifs applaudissements. ) Cependant ceux-là mêmes qui défendent cette solution comprennent admirablement que, tout de même, l'équité commande qu'on indique au moins l'origine de la citation qui aura valu la croix de guerre. ( Très bien ! très bien ! )
C'est ainsi que vous êtes saisis de deux amendements : l'un, de l'honorable M. Guilloteaux ; l'autre de l'honorable M. de Lamarzelle, qui, tous deux, ont pour but d'instituer une agrafe distinctive. J'indique tout de suite, messieurs, que, si c'était cette seule solution qui eût les préférences du Sénat, le décret réglant l'application de la loi instituerait ces agrafes et en fixerait, bien entendu, la forme et les modalités. J'ai fait très simplement, et, je crois, très impartialement, connaître au Sénat les deux systèmes en présence. Il choisira. Quelle que soit sa sentence, des débats du Sénat, comme ceux de la Chambre, il restera et il restera seulement la manifestation réconfortante de l'unanimité du Parlement uni à la France entière dans un sentiment de reconnaissance et d'admiration enthousiaste pour le merveilleux héroïsme de nos soldats. ( Applaudissements unanimes et répétés. )

M. Bodinier. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. Bodinier.

M. Bodinier. Messieurs, c'est pour moi un honneur périlleux de succéder à cette tribune à M. le ministre de la guerre ; et cependant, c'est avec une vive satisfaction que je viens de l'entendre exposer, en termes si clairs, l'objet du débat qui se poursuit devant le Sénat, et qui, je l'espère bien, va se terminer par un accord et une entente. Mon intervention sera très courte. Pour ma part, j'aurais souhaité que cette discussion fût menée plus rapidement et que, dans un sentiment d'unanimité, le Sénat votât la création de cette croix de guerre qui sera le signe extérieur et distinctif des actes de vaillance accomplis, depuis le début de la guerre, par nos admirables soldats.
Je vous demande cependant la permission de revenir en peu de mots sur quelques-uns des motifs invoqués pour donner à la croix de guerre l'extension qu'a voulu lui donner la Chambre des députés. On vous a dit combien des mesures restrictives causeraient de déceptions aux légitimes espérances créées par le vote du 4 février, déceptions non seulement pour les soldats, mais aussi pour leurs familles. D'ailleurs, M. le ministre me semble n'avoir pas insisté outre mesure, tout à l'heure, sur la question de savoir à la suite de quelle citation à l'ordre la croix de guerre serait décernée, et j'espère que le Sénat voudra bien, comme la Chambre, dire qu'elle pourra résulter d'une citation à l'ordre, non seulement de l'armée, mais du corps d'armée, de la division, de la brigade et du régiment.
Vos deux commissions ont paru éprouver des scrupules à vous proposer l'obtention de cette croix de guerre selon des règles inaccoutumées, en quelque sorte exceptionnelles. Mais, messieurs, la guerre que nous subissons en ce moment est une guerre absolument exceptionnelle ! Elle est exceptionnelle par le nombre énorme des combattants engagés ; elle est exceptionnelle par l'extension immense du front sur lequel, tous les jours, nos soldats combattent héroïquement ; elle est exceptionnelle par les armements et un outillage perfectionnés ; elle est exceptionnelle aussi, enfin, puisqu'on ne se bat plus comme autrefois, seulement sur terre et sur mer, on se bat dans l'air, on se bat sous la mer, on se bat enfin jusque sous la terre, dans les tranchées.
Je vous en prie, messieurs, et j'en conjure les rapporteurs des deux commissions, mes honorables collègues M. Murat et M. Jeanneney, ne soyez pas trop formalistes. Dans les conditions exceptionnelles où la lutte est engagée, il faut des récompenses également exceptionnelles. Décernez donc largement celle qui vous est demandée. Ne craignez pas de la distribuer.

M. Couyba, président de la commission de la croix de guerre. Nous sommes d'accord. La commission, d'accord avec le Gouvernement, a déposé un nouveau texte.

M. Bodinier. Je ne connais pas ce nouveau texte : il n'est pas distribué. S'il en est ainsi, je n'ai plus qu'à abréger encore les observations que j'avais à présenter. Pourtant, si vous avez encore quelques scrupules au sujet de la valeur distinctive à attribuer à la croix de guerre, vous trouverez dans les divers amendements, et notamment dans celui qu'a déposé mon ami M. de Lamarzelle, le moyen de tout concilier. L'agrafe dont il parle donnerait exactement la signification de la récompense accordée. Je n'ai pas eu connaissance, je le répète, de la nouvelle rédaction de la commission. Car si je l'avais connue, puisqu'elle me donne satisfaction, j'aurais hésité à monter à la tribune. Mais il y a une considération qui m'a frappé et que je veux signaler : dans les deux rapports, il est parlé de la nécessité de reviser toutes les citations à l'ordre du jour. Il me semble que cette préoccupation de revision indique nettement l'intention de se reporter aux citations des régiments, des brigades, des divisions et des corps d'armée, et d'en tenir compte. C'est tout ce que je demande.
Messieurs, c'est un vieux combattant de 1870 qui a l'honneur de parler devant vous, qui vous adjure d'avoir la main largement ouverte et de donner sans parcimonie ce témoignage de vaillance militaire aux héroïques soldats de 1914-1915 qui, du fond de leurs tranchées, soulèvent notre admiration, et qui, l'âme haute et le cœur intrépide nous vengeront des humiliations de 1870 et libéreront la France de ses barbares ennemis. Je sais bien que nos soldats n'ont pas besoin du stimulant d'une récompense pour faire noblement leur devoir, tout leur devoir. Soyez assurés, néanmoins, que cette croix de guerre, largement distribuée, sera une semence féconde d'actes d'héroïsme. ( Vifs applaudissements. )

M. le président. La commission me remet une nouvelle rédaction de l'article unique, comprenant les citations individuelles pour faits de guerre à l'ordre de l'armée, des corps d'armée, des divisions, des brigades et des régiments ( Applaudissements ), et laissant à un décret le soin de régler l'application de la loi. ( Très bien ! )

M. Bodinier. Si j'avais connu à temps ce nouveau texte, je n'aurais pas insisté.

M. le rapporteur. Nous avons été très heureux, au contraire, de vous entendre. ( Adhésion. )

M. Dominique Delahaye. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. Dominique Delahaye.

M. Dominique Delahaye. Messieurs, nous avons tous été très heureux d'entendre mon honorable collègue et ami M. Bodinier. Il n'abuse certes pas de la tribune, et quand il y paraît, c'est toujours pour nous dire les raisons qui viennent du cœur. ( Très bien ! très bien ! ) Je veux vous parler très brièvement de la forme de l'emblème, ( Exclamations ) afin de convaincre M. le ministre de la guerre et le Sénat qu'il doit avoir la forme d'une croix. Ne craignez pas que je dise aucune parole contre l'union sacrée ! Non, je ne veux point vous faire de dissertation sur l'étoile des Philadelphes, devenue l'étoile des braves. Je veux simplement répondre à ce passage du rapport de M. Murat : « Mais pourquoi une croix ? Pourquoi pas une étoile, comme la Légion d'honneur, sa glorieuse ancêtre ? Pourquoi, alors que déjà l'appellation rappelle l'insigne odieux distribué à nos ennemis par notre ennemi, lui en donner aussi la forme, quelque entourée d'attributs ou de lauriers qu'elle puisse être ? La croix d'honneur est une étoile : que la croix de guerre soit également une étoile. »
Messieurs, sont en forme de croix les décorations de : Belgique. — Croix militaire ; Espagne. — Mérite militaire ; Angleterre. — Ordre de Victoria ; Grèce. — Ordre du Sauveur ; Italie. — Saints Maurice et Lazare ; Monaco. — Saint-Charles ; Monténégro. — Indépendance ; Norvège. — Saint-Olaf ; Pays-Bas. — Orange et Lion néerlandais ; Roumanie. — Ordre d'Elisabeth et de la Couronne ; Russie. — Saint-Georges et Sainte-Anne ; Serbie. — Ordre militaire ; Suède. — Ordre de l'Épée, etc. La croix de guerre appelle la forme d'une croix. Il ne convient pas de refuser la croix en concédant le nom. D'ailleurs, nous avons déjà, en France, la Croix du Bénin, en forme de croix.
L'argument de M. le rapporteur, qui mérite une réfutation directe, c'est que la croix de fer étant sur la poitrine de nos ennemis ne doit pas figurer sur la poitrine de nos soldats. Au contraire, il convient de déclarer hautement que la croix de fer de nos ennemis condamne leurs actes de barbarie. Dix lignes seulement de M. Pierre Nothomb, extraites du chapitre « Le Défi à Dieu », dans les Barbares en Belgique, nous montrent ce qu'a fait la culture allemande contre des frères de la doctrine chrétienne et des prêtres qui fuyaient l'incendie de Louvain : « On les pousse dans une porcherie dont on fait, devant leurs yeux, sortir le porc ; on les déshabille complètement ; on vole tout ce que contiennent leurs poches, on lance leur bréviaire sur le fumier. On fait assister des prêtres à des viols. On en arrête qui portent les hosties. On se sert, dans leurs églises, de linges sacrés pour les usages les plus immondes. En même temps qu'on les frappe, qu'on les enferme ou qu'on les insulte, on profane leurs églises, on y force les tabernacles, on fait loger des chevaux dans les sanctuaires d'où on les attache, on brise les sépulcres des autels, on livre au même vent qui emporte leurs plaintes les reliques des saints, comme à Hastière-par-delà où les restes précieux des vierges de Cologne, qui avaient été respectés par les iconoclastes et la grande Révolution, furent dispersés et foulés aux pieds. »
Voilà les actes que cette croix réprouve, qu'elle soit en fer, en bois ou en or. Mais au moment où cette culture allemande abat avec ses obus la croix et le baptistère de Reims,...

M. de Lamarzelle. Très bien !

M. Dominique Delahaye. ...allez-vous refuser à nos soldats l'insigne de la croix, c'est-à-dire l'insigne de la civilisation chrétienne ? ( Très bien ! très bien ! à droite. ) Ce n'est pas seulement par les canons, par les fusils et par l'héroïsme de nos soldats que vous arriverez à vaincre, pendant et après la guerre, cette culture allemande qui nous a ramenés à cette barbarie qui n'a jamais été égalée jusqu'ici. Pour les intellectuels allemands, le surhomme par excellence, celui qu'ils placent au-dessus d'Alexandre le Grand, c'est le sultan Saladin, le plus grand ennemi du nom chrétien, devenu le modèle préféré, du roi des Boches, sur la tombe duquel Guillaume, lors de son voyage en Palestine, alors qu'il fomentait déjà, parmi les musulmans la guerre sainte, dédaignant catholiques, orthodoxes, protestants et juifs, alla déposer une couronne. Voilà la barbarie extrême à laquelle nous a conduits la culture allemande. Pour la vaincre, messieurs, il nous faut la civilisation française et chrétienne. ( Très bien ! très bien ! à droite. )
Dans son Histoire diplomatique de la guerre Franco-Allemande, Albert Sorel nous montrait un tableau saisissant de la proclamation de l'empire allemand, que je vais mettre sous vos yeux en l'abrégeant : C'était le 8 janvier 1871, au château de Versailles, dans la galerie des glaces, un autel, recouvert de drap rouge sur lequel se détachait l'image de la Croix de fer prussienne... M. de Bismarck, qui venait d'être nommé général de division, se tenait au premier rang à gauche de son maître. Un chœur, composé de soldats, entonna le psaume : « Tout l'univers fête le Seigneur. » La sévérité des uniformes allemands, l'austérité du culte luthérien, la tristesse des couleurs prussiennes présentaient un contraste étrange avec les splendeurs du lieu. La pâleur d'un jour d'hiver s'ajoutait au caractère lugubre de cette étrange cérémonie ; ces hommes semblaient plutôt réunis pour assister aux funérailles de la France que pour fêter l'avènement glorieux de la nouvelle Allemagne... Le lendemain, le canon de Buzenval annonçait l'agonie de Paris... C'est ainsi que fut proclamé dans le monde le triomphe de l'œuvre de M. de Bismarck. Il avait prédit lui-même qu'elle ne s'accomplirait que par le fer et le feu. » Il fut donc surtout fidèle au fer et au feu, beaucoup plus qu'à l'emblème de la croix de fer, notre ennemi Bismarck.
Ce n'est pas au moment où vous vous apprêtez à entrer victorieux dans la capitale de Constantin qu'il vous convient de dédaigner le labarum ( In hoc signo vinces ). Le moment n'est-il pas venu de placer la Croix sur la poitrine des soldats français qui combattent avec nos alliés, tous héroïques à l'envi les uns des autres, au point qu'on peut dire qu'en face de la barbarie allemande, ils sont les derniers preux, les derniers paladins, les derniers chevaliers. Je vous en conjure, messieurs, maintenez comme signe de la bravoure la croix qui a sauvé le monde. ( Applaudissements à droite. )

M. Murat, rapporteur. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. le rapporteur. Messieurs, je n'ignorais pas qu'en venant défendre devant vous l'opinion adoptée par la commission spéciale et par la commission de l'armée, j'allais à un échec, car, en apportant ce que vous me permettrez d'appeler des raisons de raison, je me suis heurté à des raisons de sentiment,...
Un sénateur à droite. Il en faut quelquefois.

M. le rapporteur. ...raisons que je comprends et que je partage pleinement, mais, permettez-moi de vous le dire, je regrette que le Sénat soit prêt à se laisser aller à ces sentiments et je voudrais, puisque je serai probablement tout à l'heure un vaincu, vous faire connaître l'opinion d'un autre vaincu — toutes proportions gardées, bien entendu, et sur un tout autre terrain — qui ont tout à fait place dans ce débat : vous allez en juger.
Voici la lettre que le gouverneur de Paris, en 1870, le général Trochu, adressait au général commandant supérieur de la garde nationale de la Seine, aux commandants en chef des 13e et 14e corps, et à d'autres généraux commandants de corps : « Mon cher général, Je suis absolument résolu à faire cesser les vieux errements, originaires de la guerre d'Afrique, qui consistent à citer, après chaque engagement, une foule de noms, qui commencent par ceux des généraux et finissent à ceux de quelques soldats. Ce système a créé la banalité dans un ordre de principes, de sentiments et de faits qui devraient garder une haute valeur aux yeux des troupes, comme aux yeux du pays, et qui sont la véritable base de l'état moral des armées. Je veux qu'une citation à l'ordre de l'armée de Paris soit une récompense qui prime toutes les autres, et qui soit enviée par les plus haut placés comme par les plus humbles défenseurs de la capitale. Nous avons à faire pénétrer dans l'esprit de nos officiers et de nos soldats cette grande pensée, dont n'ont pas voulu les monarchies et que la République doit consacrer : que l'opinion seule peut récompenser dignement le sacrifice de la vie. Dans ces vues, vous m'adresserez, pour les combats des 19 et 30 septembre et du 13 octobre, une liste de quarante noms, sans plus ; et rappelez-vous que si la notoriété publique militaire ne ratifie pas, un à un, les choix que vous allez faire, vous aurez gravement compromis votre responsabilité devant moi, et gravement compromis, en même temps, le grand principe que je veux faire prévaloir. Que vos investigations soient lentes et sûres ; qu'elles descendent jusqu'aux derniers échelons de la hiérarchie ; qu'elles soient contrôlées sévèrement ; que ce soit une enquête d'honneur, faite avec le temps et la maturité nécessaires. Les titres antérieurs doivent disparaître en face des titres spéciaux que le combat a créés, et qui font ressortir des individualités qu'il est de notre devoir d'honorer devant le pays, et de montrer aux troupes comme un encouragement et comme un exemple. Recevez, mon cher général, l'assurance de mes sentiments dévoués. « Le président du gouvernement, gouverneur de Paris, Général Trochu. »
A cette lettre que je trouve tout à fait concluante pour la thèse que je me suis efforcé de défendre, après cette lecture, je me garderai d'ajouter un seul mot, le Sénat me comprendra. ( Applaudissements sur divers bancs. )

M. Jeanneney, rapporteur de la commission de l'armée. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. le rapporteur de la commission de l'armée.

M. le rapporteur de la commission de l'armée. Messieurs, comme suite à l'avis imprimé qui vous a été distribué, je n'ai, surtout après le débat de cette séance, qu'une courte déclaration à faire, en vue de confirmer et, au besoin, de préciser le sentiment de la commission de l'armée. Parmi les observations que nous avons été amenés à vous présenter, il en est une que nous avons mise en tête de toutes et à laquelle nous tenons par-dessus tout.
S'agissant de reconnaître la valeur de nos chers et vaillants combattants, la nation ne peut pas moins faire que de répondre généreusement à l'exemple si généreusement donné par eux de la bravoure, de l'intrépidité, de l'endurance, comme du sacrifice allègre et presque joyeux de leur vie. ( Applaudissements. ) Je l'ai écrit ; je vous devais de le répéter à la tribune : là-dessus, tous les Français pensent de même. ( Très bien ! très bien ! ) Nous pensons et nous avons dit que toutes les actions de guerre vraiment méritoires et dignes d'être données en modèle devaient être commémorées ; qu'il ne serait ni juste d'en laisser une seule dans l'oubli, ni sage de laisser perdre la force d'émulation que chacune dégage ; qu'enfin il ne faut pas de parcimonie dans la distribution des lauriers, tandis que près de nous, comme au loin, les combattants n'en mettent pas dans l'accomplissement du devoir. ( Nouveaux applaudissements. )
Il n'est personne, dans cette Assemblée, qui pense autrement. Tout au plus une divergence, très permise, a existé sur le moyen le meilleur de discerner tous les mérites et de les reconnaître tous. Lorsque la commission de l'armée eut à se prononcer sur les dispositions votées par la Chambre des députés, elle avait, de toute évidence, à les considérer du point de vue militaire.
Or, à cet égard, une considération ne pouvait manquer de nous frapper. Les deux hommes les plus hautement qualifiés pour juger le texte de la Chambre, du point de vue militaire, se trouvaient d'accord pour ne pas l'approuver. Devant votre commission spéciale, M. le ministre de la guerre, s'autorisant nettement de l'opinion du commandant en chef, a demandé que la croix fût limitée aux seules citations à l'ordre de l'armée. A la commission de l'armée, nous ne sommes pas toujours d'accord avec M. le ministre de la guerre. Il le sait. Mais, toujours nous pesons avec soin ses explications. Or, parmi celles qu'il avait fait valoir, une surtout nous avait arrêtés, et qui garde à mes yeux sa valeur : il ne serait ni logique ni sage de reconnaître d'un signe extérieur identique des citations qui sont présumées de valeur différente, puisqu'elles sont faites à des degrés différents. Entre la citation à l'ordre du jour de l'armée et la citation à l'ordre du jour du régiment, il y a toute la distance qui, dans la hiérarchie militaire, sépare le colonel du généralissime. ( Protestations sur divers bancs. ) Je m'étonne, messieurs. Parmi mes collègues qui protestent, en est-il un seul qui oserait dire que la citation à l'ordre de l'armée n'est pas placée plus haut dans l'estime de tous et plus convoitée que toute autre ?

M. Pauliat. Il y aura une agrafe qui établira la distinction.

M. le rapporteur de la commission de l'armée. Je ne fais, pour l'instant, qu'une constatation. Les citations à l'ordre du jour ont toutes une valeur, et toutes aussi elles ont, suivant leur degré, une valeur propre. Vouloir les traiter, quant au port de l'insigne, comme si elles étaient égales, c'est faire un nivellement contraire à la nature des choses. La conséquence fatale serait de désavantager la plus haute, de la rendre moins enviable et, partant, moins recherchée, tandis que celle du dernier degré prendrait une valeur que ceux mêmes qui la décernèrent ne lui avaient peut-être pas donnée. ( Mouvements divers. ) Rassurez-vous, mes chers collègues. Cette constatation ne va pas nous empêcher de nous rejoindre tous dans un instant... (Approbation. )

M. de Lamarzelle. Soyons unanimes !

M. le rapporteur de la commission de l'armée. ...désireux comme nous le sommes, d'être unanimes sur cette question, de reconnaître unanimement tous les mérites d'être reconnus. ( Très bien ! très bien ! ) Nous avions pensé un instant qu'on le pourrait, par une revision bienveillante des citations faites jusqu'ici, en promouvant à l'ordre du jour de l'armée, un grand nombre, la totalité peut-être, des citations inférieures. Cette solution avait à nos yeux un grand avantage : elle devait donner à des citations ignorées jusqu'ici la publicité glorieuse du Journal officiel et du Bulletin des armées. Quoi de meilleur que de montrer les hauts faits eux-mêmes, pour les honorer et les rendre immortels ? ( Très bien ! très bien ! )
A cette méthode on semble préférer l'institution d'agrafes qui, en conservant à chaque ordre de citation sa valeur, les distinguera extérieurement. Cette formule vient de recevoir l'adhésion formelle de M. le ministre de la guerre. Nous l'acceptons, quant à nous, très volontiers ( Très bien ! très bien ! ), puisqu'elle satisfait pleinement à la préoccupation que nous avions eue. Je l'avais suggérée moi-même. L'engagement pris tout à l'heure par M. le ministre de la consacrer dans le décret qu'il devra prendre nous suffit. ( Très bien ! très bien ! )
Le Sénat va donc pouvoir émettre le vote unanime que nous souhaitons. La croix de guerre qui va être faite, ira, comme notre pensée reconnaissante, aux héros en qui s'incarne à présent la bravoure légendaire de notre pays. (Applaudissements. ) Elle ira surtout, comme il est juste, aux plus humbles de nos fiers combattants. Ils y ont droit, un peu plus chaque jour, dans cette guerre d'endurance. Chaque jour ne montre-t-il pas davantage que la victoire sera surtout celle du soldat ( Très bien ! ), celle du peuple armé, celle du valeureux et incomparable troupier de France ? ( Vifs applaudissements. )

M. le vice-amiral de la Jaille. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. le vice-amiral de la Jaille.

M. le vice-amiral de la Jaille. Vous avez fait des distinctions entre le corps d'armée, la division, la brigade et le régiment ; où est la marine dans tout cela ? Il faut pourtant qu'elle ait sa place ! ( Très bien ! et applaudissements. ) Je demande qu'elle soit visée par le décret que nous a promis M. le ministre de la guerre.

M. Dominique Delahaye. La marine a sa place dans la loi, amiral ! Elle est visée par nos amendements qui vont être votés.

M. Maurice-Faure. La loi vise les armées de terre et de mer.

M. le vice-amiral de la Jaille. Il faut qu'on établisse des assimilations. Je demande qu'elles soient faites par M. le ministre de la guerre et par M. le ministre de la marine.

M. le ministre. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. le ministre de la guerre.

M. le ministre. Je n'ai pas besoin d'avoir consulté mon collègue, M. le ministre de la marine, pour être sûr d'exprimer son sentiment en disant que la loi que vous votez en ce moment sera applicable à l'armée de mer comme à l'armée de terre. Le décret établira très simplement et très aisément les correspondances dans l'armée de mer aux unités prévues par la loi dans l'armée de terre. ( Applaudissements. )

M. Charles Riou. On a omis dans le texte les non-combattants.

M. de Lamarzelle. Ils ne sont pas visés par le texte, mais M. le ministre de la guerre a promis formellement d'appliquer la loi aux infirmiers et infirmières.

M. André Lebert. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. André Lebert.

M. André Lebert. Le second texte adopté par la commission donnant pleine satisfaction aux motifs qui m'avaient fait déposer mon amendement, je déclare le retirer. J'ai une très brève question à poser à M. le ministre de la guerre, s'il veut bien me faire l'honneur de me répondre. Un certain nombre de nos officiers, sous-officiers, caporaux et soldats sont affectés à la mission française auprès des troupes britanniques. Les faits de guerre qui peuvent être accomplis par eux font, je crois, l'objet de citations à la brigade ou à la division anglaise. Je voudrais savoir quel sera le sort fait à nos très valeureux soldats et dans quelles conditions ces faits de guerre seront portés à la connaissance de la division, de la brigade ou du régiment auxquels ils n'ont pas cessé de compter.

M. le ministre. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. le ministre de la guerre.

M. le ministre. C'est là une situation particulière qui devra, en effet, être réglée et qui le sera aisément, nous paraît-il, par le décret qui suivra la loi et visera certainement les situations auxquelles s'intéresse l'honorable M. Lebert. Il est évident qu'il n'y a aucune raison pour que ceux de nos nationaux qui combattent aux côtés de nos alliés soient oubliés dans la distribution des récompenses. ( Très bien ! très bien ! )

M. Halgan. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. Halgan.

M. Halgan. Tout à l'heure M. le ministre de la guerre annonçait qu'une revision serait faite dans chaque régiment, que l'on rechercherait quels officiers, sous-officiers, caporaux et soldats, dignes de récompense, auraient été par suite des circonstances, mis en oubli. Alors, ils seraient cités à l'ordre et deviendraient aptes à recevoir la croix de guerre. Je demande instamment à M. le ministre d'envoyer dans ce sens une circulaire aux chefs de corps, les invitant à ouvrir une enquête. Qu'il attire spécialement leur attention sur les mutilés ! A l'heure actuelle, bon nombre de ces mutilés demeurent obscurs, délaissés. Qui ne les plaint pas ? Qui ne les plaindra pas, plus tard, encore davantage ? Ayant dépouillé l'uniforme, s'ils ne portent pas sur la poitrine le signe de l'honneur, ceux qui les rencontreront les croiront, eux qui ont si bien servi leur pays, victimes d'un accident vulgaire. Monsieur le ministre, ayez pitié de nos mutilés et recommandez leur cause aux chefs de corps ! ( Très bien ! très bien ! )

M. le ministre. C'est entendu.

M. le président. Si personne ne demande plus la parole dans la discussion générale, je consulte le Sénat sur le passage à la discussion de l'article unique. Je donne lecture de la nouvelle rédaction de la commission :
« Article unique. — Il est créé une croix, dite « croix de guerre », destinée à commémorer, depuis le début de la guerre de 1914-1915, les citations individuelles pour faits de guerre, à l'ordre de l'armée, des corps d'armée, des divisions, des brigades et des régiments. « Jusqu'à la cessation de ladite guerre. cette croix sera attribuée, dans les mêmes conditions que ci-dessus, aux officiers, sous-officiers, caporaux et soldats des armées de terre et de mer appartenant aux corps participant à des actions de guerre en dehors du théâtre principal des opérations. « Un décret réglera l'application de la présente loi. »
Divers amendements ont été proposés, mais, en présence de la nouvelle rédaction de la commission et des déclarations de M. le ministre, plusieurs me semblent recevoir satisfaction. ( Adhésion. )
L'amendement présenté par M. Lebert étant retiré par son auteur, la parole est à M. Delahaye pour développer son amendement ainsi conçu : « Il est créé une croix dite « croix de guerre » destinée à commémorer, depuis le début de la guerre de 1914-1915, les citations individuelles pour faits de guerre, à l'ordre des armées de terre et de mer, des corps d'armée, des divisions, des brigades et des régiments. »

M. Dominique Delahaye. Je tiens simplement à dire que mon amendement a le mérite de donner un commencement de satisfaction à M. l'amiral de la Jaille qui a si justement réclamé pour la marine, ignorée jusqu'à présent dans cette loi.

M. Vieu. Nous sommes tous d'accord.

M. Dominique Delahaye. Si nous sommes d'accord, pourquoi ne pas le mettre dans la loi ? Pourquoi ne pas dire « dans l'armée de terre et dans l'armée de mer » ? Le texte nouveau porte simplement : « à l'ordre de l'armée, des corps d'armée, des divisions, des brigades et des régiments. » Mais vous ne dites pas : des armées de terre et de mer.

M. le président. L'amendement de M. Delahaye complète le texte de la commission par ces mots : « A l'ordre des armées de terre et de mer ».

M. Dominique Delahaye. C'est bien sur ce point, en effet, que j'appelle l'attention du Sénat pour que satisfaction soit donnée à la marine.

M. le rapporteur. D'accord avec M. le ministre, la commission accepte l'addition demandée par M. Delahaye, des mots : « des armées de terre et de mer. »

M. Dominique Delahaye. Je n'ai plus qu'à adresser un gracieux merci à la commission et au Gouvernement.

M. le président. Je mets aux voix le texte modifié par l'adjonction des mots : « armées de terre et de mer ». ( Ce texte est adopté ).

M. le président. M. Gaudin de Villaine avait déposé un amendement qui tend à rédiger comme suit cet article : « Il est créé une croix dite « croix de guerre », destinée à commémorer depuis le début de la guerre de 1914-1915, les citations individuelles à l'ordre de l'armée, des corps d'armée, des divisions, brigades et régiments, ou les blessures. »
La parole est à M. Delahaye pour appuyer cet amendement.

M. Dominique Delahaye. Messieurs, je demande pardon pour M. Delahaye de remonter encore à la tribune ( Sourires ), mais il est porteur de notes très intéressantes et très éloquentes de M. Gaudin de Villaine. Vous savez que notre collègue a été victime d'un accident d'automobile. Très courageusement, il est venu hier au Sénat, avec l'espoir d'y défendre son amendement ; mais aujourd'hui la courbature s'est fait sentir et le médecin l'a condamné à garder la chambre. Je vous demande donc la permission de le suppléer. Mais, comme son amendement a reçu en grande partie satisfaction, je ne veux retenir qu'une minute votre attention sur le mot « blessures » par lequel M. Gaudin de Villaine plaide pour ses compagnons d'armes, dont quelques-uns ont été horriblement mutilés, et qui répond à l'appel du général Cherfils paru récemment dans l'Écho de Paris : « Je pense, disait le général Cherfils, qu'un ancien officier se lèvera dans le Sénat pour défendre la cause sacrée de nos blessés. »
Je considère comme un devoir et un honneur de répondre à l'appel de l'éminent soldat, dit M. Gaudin de Villaine : je ne suis, moi, qu'un petit officier de rencontre de la guerre de 1870, tandis que notre collègue est un officier de carrière. ( Très bien ! très bien ! ) Je m'excuserai auprès de lui de ne pas lire les lettres très touchantes qui sont dans son dossier, et qui émanent de soldats mutilés ; tous demandent, pour les blessures très graves bien entendu, pour celles qui rendent incapables de toute espèce de fonction, de service, une récompense bien due, c'est-à-dire la croix de guerre. ( Nouvelle approbation. ) Puisqu'on procédera par décision individuelle, on reconnaîtra bien, dans les commissions compétentes, ceux qui ont été vraiment blessés à l'ennemi, et je demande à M. le ministre de la guerre de faire son possible, au moins dans le règlement d'administration publique si cela ne peut pas être dans la loi, pour donner satisfaction à mon ami Gaudin de Villaine, qui sera, je crois, bien désolé de n'avoir pas pu défendre un amendement qu'il aurait mieux soutenu que moi.

M. Charles Riou. Il y a eu une déclaration du rapporteur sur ce point ; M. Murat pourrait la renouveler.

M. Dominique Delahaye. Si M. le ministre voulait nous donner une déclaration pour consoler M. Gaudin de Villaine, j'en serais heureux.

M. le ministre. J'ai répondu par avance, monsieur le sénateur, à l'appel que vous m'adressez, en disant tout à 1'heure à l'honorable M. Halgan que, dans la revision nécessaire qui sera faite, une attention particulière sera portée sur les blessés et les mutilés qui auraient été omis. On ne peut pas aller plus loin. Il est évident qu'on ne peut pas, a priori, déclarer que tout blessé, quel qu'il soit et quelle que soit sa blessure, recevra la croix de guerre.

M. Dominique Delahaye. Ce n'était pas, en effet, la pensée de M. Gaudin de Villaine. Je vous remercie, monsieur le ministre, de la satisfaction que vous lui donnez. Maintenant, mon ami, M. Gaudin de Villaine, a fait appel à mon concours pour une autre question, qui n'est guère dans ma disposition d'esprit naturelle. Mais aux amis, je ne sais rien refuser. Voici quelle devait être sa péroraison, adressant un éloge à M. le rapporteur.

M. Victor Peytral. Eloge bien mérité.

M. Dominique Delahaye. « Mais, dans le rapport de M. Murat, je veux, vous aurait dit notre collègue, avant de descendre de cette tribune, saluer une pensée, celle d'attribuer à la croix de guerre le ruban de l'épopée grandiose et douloureuse, le ruban de Sainte-Hélène. Ce sera le rattachement de l'avenir au passé, l'union sacrée de l'espérance et du souvenir, l'épopée unique saluant les définitives revanches. » ( Très bien ! très bien ! )
Eh bien, c'est le ministre de la guerre, c'est M. Murat, un radical, qui ont eu cette idée, et c'est moi, royaliste, qui me fais en ce moment l'écho de mon ami. Si cela peut conduire à l'union sacrée, je me réconcilierai volontiers avec le ruban de Sainte-Hélène, pour faire plaisir à M. Gaudin de Villaine, à M. le ministre de la guerre ; à M. Murat et à ceux que cela pourra flatter. L'important est que l'on accorde la croix de guerre à ceux dont M. Gaudin de Villaine s'est fait le porte-parole. ( Très bien ! très bien ! à droite. )

M. le président. L'amendement de M. Gaudin de Villaine est retiré. MM. Louis Martin, Albert Peyronnet et plusieurs de leurs collègues avaient également déposé un amendement ; mais ils ont reçu satisfaction par le nouveau texte.

M. Louis Martin. Parfaitement, monsieur le président.

M. le président. L'amendement de MM. Delahaye, Larère, de Lamarzelle, concernant les « aumôniers » est également retiré, je pense ?

M. Dominique Delahaye. Oui, monsieur le président.

M. le président. M. Félix Martin avait demandé d'ajouter l'alinéa suivant à l'article unique : « Pour la citation à l'ordre de l'armée ; pour deux des autres citations, l'agrafe de la Croix de guerre sera constituée par une branche de laurier en argent doré ».
La parole est à M. Félix Martin.

M. Félix Martin. Messieurs, le 17 février au matin, je lisais dans un journal que la commission spéciale venait de rejeter en partie le texte de la Chambre et qu'elle n'accordait la croix de guerre que pour les citations à l'ordre de l'armée. J'ai été profondément peiné. Immédiatement, j'ai envoyé un télégramme à M. le rapporteur pour lui suggérer un texte transactionnel et conciliateur. Je le priais de reprendre le texte de la Chambre en y ajoutant une disposition conciliatrice, tendant à attribuer un signe distinctif à la croix de guerre décernée pour citation à l'ordre de l'armée. Le lendemain, voyant le rapport déposé sur le bureau du Sénat, j'ai déposé moi-même un amendement dans le sens indiqué. Il ne comporte pas de longs développements. Quelle objection principale a-t-on faite à la remise de la croix de guerre pour citation à l'ordre du régiment ?
Voix nombreuses. C'est voté.

M. Félix Martin. M. le rapporteur de la commission de l'armée dit : « Il n'y a pas équivalence entre une citation à l'ordre du régiment et une autre à l'ordre de l'armée ». Soit, admettons-le, concédons-le, car, dans la catégorie des sublimes dévouements et sacrifices dont nous parlons, il est bien difficile d'établir des degrés ou des préséances. En tous cas, à l'origine de la citation à l'ordre du régiment, comme à celui de l'armée, quelle qu'elle soit, il y a certainement une action d'éclat, un acte absolu de dévouement. Cela ne suffit-il pas ? Ne devons-nous pas nous hâter d'accorder, dans l'un et l'autre cas, la distinction que nous instituons, de tout cœur, sans marchander, en témoignages d'admiration et de reconnaissance.
Voix nombreuses. C'est voté.

M. Félix Martin. Cela fait, et c'est là que je veux en venir, nous pouvons songer à l'équivalence dont parle M. Jeanneney. Vous voulez rehausser la croix de guerre donnée pour citation à l'ordre de l'armée, rien de plus facile ; ajoutez à cette croix une palme, une branche de chêne ou de laurier par exemple et du premier coup d'œil chacun se rendra compte du mérite du soldat décoré. C'est pourquoi, dans mon amendement, après avoir repris intégralement le texte voté par la Chambre, j'ajoute l'alinéa suivant : « Pour les citations à l'ordre de l'armée, l'agrafe de la croix de guerre sera constituée par une branche de laurier en argent doré. » Vous voyez que je descends jusque dans le détail. Je crois qu'ainsi la justice la plus exigeante se trouve satisfaite, la conciliation établie, et la préséance qu'on veut donner à la citation à l'ordre de l'armée, réalisée.
D'après ce qu'a dit tout à l'heure, M. le ministre, d'après la lecture du nouveau texte que je n'ai pas bien saisi, il me semble que la commission veut prendre en considération l'amendement de M. Guilloteaux, qui est à peu près semblable au mien et qui est bien postérieur, je n'en suis nullement jaloux, mais je trouve ce système d'agrafes bien compliqué. Elles vont varier au moins cinq fois pour l'armée, les corps d'armée, les divisions, les brigades et les régiments, sans compter les nombreuses unités non endivisionnées. Avec mon système, il n'y a qu'une seule agrafe pour les croix de guerre décernées à la suite d'une citation à l'ordre de l'armée. On s'en rend compte immédiatement sans loupes ni lunettes. Si néanmoins la commission et le Gouvernement maintiennent leurs préférences, je retire mon amendement.
Voix nombreuses. Aux voix !

M. le ministre. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. le ministre de la guerre.

M. le ministre, de sa place. Il me semble messieurs, que l'honorable auteur de l'amendement a satisfaction sur l'essentiel de son amendement et, quant aux détails, c'est au décret, me paraît-il, qui en règlera l'application. ( Très bien ! )

M. le président. L'amendement est-il maintenu ?

M. Félix Martin. Non, monsieur le président, je le retire.

M. le président. L'amendement est retiré. Par amendement, MM. Jean Guilloteaux, Louis Martin, Cabart-Danneville et Gabrielli proposent l'alinéa suivant : « Article unique. — Une agrafe sera ajoutée au ruban et portera les mots : « armée », « corps d'armée », « division », « brigade » ou « régiment » selon l'unité dans laquelle la distinction aura été obtenue.
La Parole est à M. Guilloteaux.

M. Guilloteaux. Messieurs, je n'ai qu'un mot à dire ; je vous demande donc la permission de parler de ma place. Nous avions, un certain nombre de mes collègues et moi, déposé, le 24 mars, un amendement tendant à rétablir le texte adopté par la Chambre des députés et à le compléter par l'alinéa suivant : « Une agrafe sera ajoutée au ruban et portera les mots « armée », « corps d'armée », « division », « brigade » ou « régiment » selon l'unité dans laquelle la distinction aura été obtenue ».
Notre amendement n'avait qu'un but : c'était, de revenir au texte primitif qu'avait votée la Chambre des députés, c'est-à-dire d'étendre l'attribution de la croix de guerre aux mises à l'ordre du jour des corps d'armées, des divisions, des brigades et des régiments, tout en respectant rigoureusement, grâce à la variété des agrafes, la valeur respective des diverses citations. Après les déclarations si éloquentes de M. le ministre de la guerre, qui rétablit l'attribution de la croix de guerre en faveur de toutes les unités militaires, au lieu de la restreindre comme le demandait M. Murat, au nom de la commission spéciale, à l'ordre du jour seul de l'armée, nous déclarons avoir satisfaction et retirons notre amendement, remerciant M. le ministre de la guerre d'avoir en somme adopté notre façon de voir et incorporé dans le projet cet amendement, sinon dans son texte exact, du moins dans son esprit, ce qui constitue l'essentiel pour notre vaillante armée !

M. le président. L'amendement est retiré. M. de Lamarzelle avait déposé un amendement.

M. de Lamarzelle. Je l'ai retiré, j'ai complète satisfaction.

M. le président. Nous arrivons à un amendement de M. Larère ainsi conçu : « Ajouter au 1er paragraphe de cet article ces mots : « ...et les propositions pour la Légion d'honneur ou la Médaille militaire ».
La parle est à M. Larère.

M. Larère. Messieurs, je demande au Sénat la permission de dire quelques mots à l'appui de l'amendement que j'ai déposé et que, malgré les observations de M. le ministre, il m'a paru nécessaire de maintenir. Le Sénat comme la Chambre des députés, a semblé être unanime, et a certainement été unanime, pour vouloir honorer de la nouvelle distinction qu'il crée aujourd'hui et qu'il appelle justement la « croix de guerre », tous ceux de nos combattants qui se seront particulièrement signalés. C'est ce que disait un de vos rapporteurs, M. Jeanneney, lorsqu'il écrivait : « Il n'est aucun d'entre nous qui n'entende que toutes les actions de guerre, vraiment méritoires et dignes d'être proposées en modèle, doivent être commémorées. Il serait injuste d'en oublier une seule. » La seule question qui ait paru nous diviser c'était de savoir comment devra être prouvée l'action d'éclat qui méritera à son auteur la croix de guerre. Aujourd'hui, cette discussion a cessé.
Cependant, on semble oublier que le haut commandement a d'autres moyens que la citation pour lui permettre de signaler en la récompensant une action d'éclat. Il a notamment la proposition pour la Légion d'honneur et pour la Médaille militaire. Il n'est même pas téméraire de penser qu'au début de la guerre, ce sont surtout ces deux sortes de propositions qui furent le plus souvent employées pour signaler les actions les plus éclatantes. A ce moment, on ne pouvait penser qu'il serait créé une nouvelle distinction pour commémorer les citations à l'ordre du jour. Il devait paraître tout naturel au commandement, pour récompenser le courage, de donner la croix qui en est le symbole. Cependant, on exclut de la croix de guerre des braves qui ont été proposés pour la Légion d'honneur.
Cette question a semblé préoccuper notre honorable rapporteur ; il dit, en effet, dans son rapport : « Les faits de guerre remarquables n'ont pas eu seulement pour effet d'honorer les officiers, sous-officiers, caporaux et soldats qui en sont les héros par les citations à l'ordre du jour. La Légion d'honneur, depuis l'étoile de chevalier jusqu'aux plus hautes distinctions dans l'ordre, la Médaille militaire, ont été attribuées et continueront à l'être aux hommes d'élite qui ont mérité ces insignes depuis si longtemps respectés et enviés. Il est hors de doute que la « croix de guerre » devra être conférée à tous ceux, officiers et sous-officiers, décorés ou médaillés qui, pour faits glorieux de guerre, auront reçu l'une ou l'autre de ces distinctions, quand elles auront été accompagnées au Journal officiel d'une mention qui devra être tenue pour équivalente aux citations à l'ordre de l'armée. »
Sur ce point du travail de notre excellent rapporteur, j'ai deux critiques à formuler. La première est qu'il est regrettable, à mon avis, qu'il n'ait pas manifesté dans le texte de loi les bonnes intentions qu'il montrait dans son rapport. Notre rapporteur nous dit que certains, parmi les décorés de la Légion d'honneur, devront avoir la Médaille militaire, mais le texte qu'on nous propose exclut précisément ces décorés de la croix de guerre. ( Dénégations sur divers bancs. ) Le texte est formel. Il dit que la croix de guerre ne sera accordée qu'aux citations : or, qui dit citation dit tout autre chose que promotion dans la Légion d'honneur ou proposition pour la Médaille militaire, ou nomination dans quelque ordre que ce soit. Je demande donc qu'on ajoute un mot qui donne satisfaction à la pensée elle-même de notre rapporteur, et qu'on dise que les propositions pour la Légion d'honneur et la Médaille militaire vaudront pour la croix de guerre.

M. Charles Riou. A plus forte raison les décorations !

M. Larère. Cela va de soi !

M. Dominique Delahaye. Qui peut le plus peut le moins.

M. Larère. Oui, qui peut le plus peut le moins. Mon autre critique porte sur la réserve que fait l'honorable rapporteur à la fin de la phrase que je viens de citer. La promotion dans la Légion d'honneur ne lui suffit pas pour faire obtenir la croix de guerre ; il faut, en plus, que le Journal officiel porte une mention qui pourra être tenue pour une citation à l'ordre du jour. Pourquoi cette réserve ? Est-ce que la nomination dans la Légion d'honneur ne parle pas par elle-même ? Ne se suffit-elle pas à elle-même ? Que voulez-vous de plus ? Que cherchez-vous ? La preuve qu'un fait éclatant de courage a été accompli ?
J'ai dit tout à l'heure qu'un soldat décoré, sur le champ de bataille, de la Médaille militaire, qu'un officier proposé, sur le champ de bataille, pour la Légion d'honneur, ont véritablement prouvé qu'ils avaient bien accompli un acte de courage assez insigne pour mériter ces distinctions. J'entends bien que M. le ministre de la guerre disait tout à l'heure : « Il faut laisser au commandement le soin d'échelonner les récompenses, à savoir décider si l'acte accompli mérite la Légion d'honneur, la Médaille militaire ou la croix de guerre. »
Pour ma part, ce n'est pas ainsi que je comprends la croix de guerre. La distinction nouvelle que vous allez créer est une distinction tout à fait spéciale. Et, sans vouloir, en quoi que ce soit, porter la plus légère atteinte à notre grand ordre national dont la croix restera toujours la plus haute récompense qu'un citoyen français puisse envier, on a cependant le droit de dire que la croix que vous créez aujourd'hui, étant donné les circonstances spéciales où elle se crée, étant donné surtout les grands souvenirs qu'elle rappellera, les nobles actions qu'elle évoquera, sera particulièrement estimée et prisée en France. Il ne faut pas qu'on fasse regretter à quelques-uns de nos braves d'avoir, sur le champ de bataille, mérité la Légion d'honneur. La croix de guerre fera très bien sur la poitrine de ces braves, à côté de la Légion d'honneur ou de la Médaille militaire. ( Applaudissements. )
Si vous ne le faites pas, si vous n'allez pas jusque-là, vous arriverez à de véritables injustices. Permettez-moi de vous citer un exemple. Il y a une division dont nous sommes, en Bretagne, particulièrement fiers : c'est la 85e division territoriale, composée de nos régiments bretons. Depuis le premier jour, elle est en première ligne. Elle a été à l'honneur comme elle a toujours été à la peine. ( Très bien ! très bien ! à droite ). Elle a mérité d'être citée à l'ordre du jour de l'armée. C'est une citation collective qui ne lui vaut pas la croix de guerre. Mais, le même jour où sa vaillance toute particulière lui valait cet honneur, deux de ses officiers, le président du tribunal civil de Saint-Brieuc, M. Hattu, et un commerçant de Dinan, M. Le Gouazion, étaient nommés chevaliers de la Légion d'honneur. A côté d'eux, quelques-uns de leurs camarades, officiers et soldats, étaient proposés, les uns pour la Légion d'honneur, les autres pour la Médaille militaire. Or, si vous n'acceptez pas l'amendement que j'ai l'honneur de déposer sur le bureau du Sénat, ils n'auront pas la croix de guerre. Donc personne, dans une division qui a fait l'admiration de tous, n'obtiendra cette distinction.
Je prétends que la croix de guerre ne déparera pas la Légion d'honneur sur la poitrine d'un brave. Lorsqu'il s'agit d'hommes comme ceux dont je vous parle, qui ne sont pas seulement des braves, mais encore des braves parmi les plus braves, puisque la division entière a été citée à l'ordre du jour, il est regrettable que ces hommes n'obtiennent aucune distinction. Ils auront eu deux croix de la Légion d'honneur. Ceux qui auront été proposés pour la Médaille militaire sans l'obtenir n'auront rien !

M. Grosjean. C'est différent.

M. Vieu. A ceux-là on donnera la croix de guerre !

M. Larère. En tous cas, j'estime, et M. Jeanneney, rapporteur, l'écrit dans son avis, que vous avez voulu créer un insigne qui récompensera toutes les actions de guerre vraiment méritoires et dignes d'être proposées en modèles et commémorées par cette croix. Vous voulez une preuve de ces actions, vous avez le droit de l'exiger. La commission, rigoureuse en matière de preuve, au début, l'est moins aujourd'hui. Mais, si vous avez le droit d'exiger une preuve, ne croyez-vous pas que la proposition pour la Légion d'honneur ou la Médaille militaire est une preuve suffisante ? Je ne crois pas que le Sénat refuse d'aller jusque-là, et je suis convaincu qu'il accordera la croix de guerre aux braves, sans préjudice d'autres récompenses obtenues ou à obtenir par eux. ( Applaudissements à droite. )

M. le ministre. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. le ministre de la guerre.

M. le ministre. Messieurs, j'ai déjà dit à la Chambre et je répète bien volontiers à l'honorable M. Larère et au Sénat que je ne vois aucune difficulté à ce que, dans des cas exceptionnels, la croix de guerre soit décernée à des militaires qui auront mérité la Légion d'honneur ou la Médaille militaire.

M. Charles Riou. A plus forte raison s'ils l'ont obtenue.

M. le ministre. Mais il me paraîtrait tout à fait excessif de dire qu'automatiquement tous les militaires auxquels on décernera la Légion d'honneur ou la Médaille militaire auront ipso facto la croix de guerre. ( Très bien ! ) Il y a là des distinctions différentes à chacune desquelles il y a intérêt à laisser sa place dans la hiérarchie des distinctions. Dans ces conditions, je demande au Sénat, tout en prenant en considération — et il en sera tenu compte dans l'attribution des récompenses — ce qu'il y a de juste et de fondé dans les observations de l'honorable M. Larère, de ne pas accueillir un amendement qui, tel qu'il est rédigé, dépasserait, je crois, les intentions même de son auteur. ( Très bien ! très bien ! à gauche. )

M. le président. Je consulte le Sénat sur l'amendement présenté par M. Larère. ( L'amendement n'est pas adopté. )

M. le président. Ici se placerait un amendement de M. Guillier.

M. Guillier. Je retire mon amendement, monsieur le président.

M. le président. Par voie d'amendement, M. Brager de La Ville-Moysan propose d'ajouter à l'article unique un paragraphe ainsi conçu : « Lorsque les officiers, sous-officiers ou soldats des armées de terre et de mer, objets des citations individuelles à l'ordre du jour, seront décédés, la croix de guerre sera remise, s'ils étaient mariés, à leur veuve ou à défaut, à leurs enfants ; s'ils étaient célibataires ou veufs sans enfants, à leurs ascendants. »
La parole est à M. Brager de La Ville-Moysan.

M. Brager de La Ville-Moysan. Je crois, messieurs, que nous sommes tous d'accord sur le principe de l'amendement. ( Oui ! oui ! ) Lorsque je l'ai déposé, je ne connaissais pas encore le rapport de la commission ; en le lisant, j'ai eu le plaisir de constater qu'elle pensait exactement comme moi. D'autre part, M. le ministre de la guerre vient de nous faire tout à l'heure, à la tribune, des déclarations identiques ; mais il a conclu à ce que la question, au lieu d'être tranchée par la loi, le fût par un règlement d'administration publique.
Je me permets de faire remarquer au Sénat qu'il y a cependant un certain intérêt à ce que la question soit tranchée par la loi elle-même, ceci, pour deux motifs. Le premier, c'est qu'il y a là quelque chose d'exceptionnel. D'ordinaire, les décorations sont attribuées à des personnes vivantes ; or, par la loi que nous allons voter, nous attribuerons des décorations à des personnes qui, pour quelques-unes, sont décédées depuis plusieurs mois. Il semble donc nécessaire que, dans une situation exceptionnelle, dans une situation qui, comme on dit au palais, est exorbitante du droit commun, on pose nettement le principe qui devra ensuite être appliqué dans ses détails.
Voilà le premier motif pour lequel il me semble utile que nous décidions dans la loi que, dans le cas du décès des militaires qui ont mérité la croix de guerre, cette croix, qui leur sera attribuée plusieurs mois après le décès, soit remise à la famille comme une relique précieuse destinée à commémorer les actes d'héroïsme de l'un des siens. Mais il y a encore un autre motif à cela. Dans le rapport de la commission aussi bien que d'après les déclarations de M. le ministre de la guerre, on est absolument d'accord pour que cette croix soit remise à la famille ; mais à quel membre de la famille sera-t-elle remise ?
Un sénateur à droite. Voilà la difficulté.

M. Brager de La Ville-Moysan. C'est précisément parce qu'il me semble qu'il y a lieu de préciser à quel membre de la famille ce souvenir précieux sera remis, qu'il est nécessaire de l'indiquer dans la loi. Cette croix, qui sera pour la famille un souvenir si précieux, serait d'abord remise à la veuve, et si l'officier ou le soldat était veuf, à ses enfants.

M. Louis Martin. Et s'il y en a plusieurs ?

M. Brager de La Ville-Moysan. Dans ce cas, elle sera remise au fils aîné. Si le militaire était célibataire, à ses ascendants. Dans ces conditions, il me semble que l'amendement conserve toujours un intérêt. Aussi je demande au Sénat de vouloir bien le voter. ( Très bien ! très bien ! à droite. )

M. le ministre. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. le ministre de la guerre.

M. le ministre. Messieurs, il me paraît que les développements mêmes que l'honorable auteur de l'amendement vient de lui donner indiquent assez au Sénat combien il serait sage de s'en rapporter sur ce point au décret pour fixer dans quelles conditions la croix de guerre sera remise à la famille. J'ajoute, d'ailleurs, que l'auteur du décret n'aura, pour adopter un texte, qu'à se référer à ce qui a été décidé et pratiqué pour la médaille de Chine, en 1902. Il n'y a, au surplus, aucun principe nouveau engagé à la remise à la famille des décédés de cet insigne. Elle est la conséquence forcée, en vertu même de la loi que le Sénat va voter, de la citation. Par le seul fait qu'un militaire aura été cité, il aura droit la remise de cet insigne ; s'il est mort, il sera remis à la famille. Il n'y a rien là que d'absolument naturel.

M. le président. L'amendement est-il maintenu ?

M. Brager de La Ville-Moysan. Je le retire, monsieur le président.

M. le président. Avant de consulter le Sénat sur l'article unique, je donne lecture du texte présenté par la commission qui modifie le deuxième alinéa pour le mettre en concordance avec le premier : « Article unique. — Il est créé une croix, dite croix de guerre, destinée à commémorer, depuis le début de la guerre de 1914-1915 les citations individuelles, pour faits de guerre, à l'ordre des armées de terre et de mer, des corps d'armée, des divisions, des brigades et des régiments. « Jusqu'à la cessation de la dite guerre, cette croix sera attribuée, dans les mêmes conditions que ci-dessus, dans les corps participant à des actions de guerre en dehors du théâtre principal des opérations. « Un décret réglera l'application de la présente loi. »
Avant de mettre cet article aux voix, je donne la parole à M. d'Estournelles de Constant.

M. d'Estournelles de Constant. Je désire demander à M. le ministre de la guerre si les bataillons de chasseurs à pied seront, pour la croix de guerre, assimilés aux régiments.

M. le ministre. Parfaitement.

M. Charles Riou. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. Riou.

M. Charles Riou. Je demande à M. le ministre de la guerre et à M. le rapporteur s'ils sont absolument d'accord sur la déclaration qui a été faite par M. le rapporteur, conçue en ces termes dans son rapport : « Il est hors de doute que la « croix de guerre » devra être conférée à tous ceux, officiers et sous-officiers, décorés ou médaillés, qui, pour faits glorieux de guerre, auront reçu l'une ou l'autre de ces distinctions, quand elles auront été accompagnées au Journal officiel d'une mention qui devra être tenue pour équivalente aux citations à l'ordre de l'armée. »
Je demande si la déclaration que M. le rapporteur a faite au nom de la commission est acceptée par M. le ministre.

M. le ministre. Je l'avais d'avance acceptée. Si le Sénat me permet de me citer moi-même, je répéterai ce que j'avais dit à la Chambre : « Je devrai prendre naturellement un décret pour l'application de cette loi, et dans ce décret sera prévue l'attribution possible de la croix de guerre pour des mentions souvent aussi élogieuses que des citations qui accompagnent l'attribution soit de la croix de la Légion d'honneur, soit de la Médaille militaire. » Mais il me faudrait aller au-delà — c'est ce que je disais à l'instant au Sénat — et décider par avance que toute attribution de la croix de la Légion d'honneur conférant ipso facto celle de la croix de guerre doit, par avance, en diminuer la valeur.

M. Charles Riou. Je remercie M. le ministre de sa déclaration. Nous sommes absolument d'accord.

M. Grosjean. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. Grosjean.

M. Grosjean. Tout à l'heure, on a parlé des bataillons de chasseurs à pied. Mais il y a également d'autres unités : l'aéronautique, les télégraphistes, etc... qui ne forment pas des bataillons ou des régiments et qui devraient leur être assimilées.

M. le ministre. Nous verrons, au moment de la rédaction du décret, s'il y a des unités qui, par leur importance, méritent, comme les bataillons de chasseurs à pied, d'être assimilées aux régiments. Il est évident que je ne puis, en ce moment, faire une réponse sérieuse et réfléchie à la question qui m'est posée ? Je promets à l'honorable sénateur que la question sera examinée et résolue au moment de la rédaction du décret.

M. Grosjean. Je remercie M. le ministre de sa réponse, qui me satisfait complètement.

M. Vallé. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. Vallé.

M. Vallé. M. le ministre veut-il me permettre de lui signaler également la région ? Il y a des militaires, des garde-voies de communication, qui ont été cités à l'ordre de la région. Certains sont très méritants. J'appelle sur eux l'attention de M. le ministre de la guerre.

M. le ministre. Au point de vue militaire, la région est absolument assimilable au corps d'armée. ( Très bien ! )

M. le président. Personne ne demande plus la parole ?... Je mets aux voix l'article unique. ( La proposition de loi est adoptée.)

M. le président. En conséquence du vote que Sénat vient d'émettre, il y a de lieu de libeller comme suit l'intitulé de la loi : « Proposition de loi tendant à instituer une croix dite « croix de guerre », destinée à commémorer les citations individuelles pour faits de guerre à l'ordre des armées de terre et de mer, des corps d'armée, des divisions, des brigades et des régiments. »
Il n'y a pas d'opposition ?... Il en est ainsi ordonné.

 

 

 

 

 www.france-phaleristique.com